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perdues, depuis que, plus attentifs à plaire qu'à être utiles aux hommes, nous avons préféré la gloire frivole d'un applaudissement passager à l'honneur solide d'une censure durable, souvent amère à ceux qui la reçoivent, mais toujours salutaire à la magistrature.

La vérité n'ose plus paraître, même dans le temple de la justice, que sous le voile trompeur et sous les ornements empruntés d'une fausse éloquence. On la méconnaît dans cet indigne déguisement: ce n'est plus cette vérité mâle et intrépide, redoutable par la seule simplicité, qui, pour condamner les hommes, se contentait de les peindre tels qu'ils étaient. C'est une vérité faible, timide, chancelante, qui craint le jour et la lumière, qui se cache sous les couleurs de l'art, et qui, contente d'avoir peint l'homme en général, n'ose jamais aller jusqu'à le caractériser en particulier. Tremblante devant ceux qu'elle devrait faire trembler, toujours faible parce qu'elle veut toujours ignorer sa force, elle mérite la censure qu'elle devrait faire.

Heureux si nous pouvions tirer la vérité de cette triste servitude où elle gémit depuis si longtemps! Mais, plus convaincus encore de notre propre faiblesse que de celle des autres, il nous semble que nous entendons la voix secrète de ce censeur domestique que nous portons tous au dedans de nous-mêmes, qui nous avertit continuellement que la censure ne peut être dignement confiée qu'à ceux qui ne la sauraient craindre; que, pour réformer l'homme, il faudrait être au-dessus de l'homme même, et que c'est à Caton seul qu'il a été permis de briguer la censure.

Notre siècle, aussi fécond autrefois en vertus qu'il l'est à présent en vices, a eu la gloire de produire plusieurs Catons. Que ne nous est-il permis de les ranimer aujourd'hui, et de les faire parler pour nous avec cette noble fermeté que l'amour constant de la vertu inspire à ceux qui ont commencé par eux-mêmes la réforme du public!

Que vous diraient-ils ces graves magistrats, si, pour votre bonheur et pour le nôtre, ils pouvaient encore se faire entendre dans ces places importantes que nous remplissons aujourd'hui avec le même zèle, mais avec un mérite bien différent?

Quelle serait leur surprise, s'ils apprenaient qu'au lieu de cette docilité, de ce respect, de cette déférence avec laquelle les jeunes magistrats écoutaient de leur temps les suffrages de ceux qui avaient vieilli avec honneur dans la magistrature, on ne trouve plus aujourd'hui, parmi ceux qui entrent dans le sanctuaire de la justice, qu'indocilité, que présomption, que jalousie de leurs sentiments, que mépris de ceux des anciens sénateurs? Autrefois, vous diraient ces grands hommes, le partage de la jeunesse était la pudeur, la retenue, l'application : attentifs à s'instruire des maximes par les avis de ceux qu'une longue expérience faisait regarder comme des oracles, les jeunes sénateurs croyaient que les commencements de la magistrature devaient ressembler à cette école de philosophes où l'on achetait, par l'utile silence de quelques années, le droit de parler sagement pendant tout le reste de sa vie.

Ils respectaient ceux que l'âge ou la dignité avaient élevés au-dessus d'eux, comme les premiers et les plus dignes interprètes de la loi. Recevoir leur doctrine avec une sainte avidité, embrasser leurs avis avec une louable prévention, ne les contredire qu'en tremblant, et ne marquer jamais plus de respect pour leur personne que lorsqu'on se croyait obligé de combattre leurs sentiments: tel était le caractère de ceux que la vertu seule avait initiés dans les mystères de la justice. C'est ainsi que se formaient ces savants, ces vertueux magistrats dont nous admirons encore aujourd'hui les précieux restes. Les vieillards voyaient croître avec plaisir une jeunesse capable de consoler un jour la patrie de leur perte; ils se flattaient de revivre dans les successeurs de leurs vertus; et si les hommes étaient mortels, ils espéraient au moins que la dignité de la compagnie serait immortelle.

Mais qui peut remarquer sans douleur combien leurs espérances sont trompées ?

A cette modeste timidité qui faisait autrefois la principale recommandation d'un mérite naissant, on a vu succéder une hardiesse téméraire, une hauteur, une intrépidité de décision qui fait souvent trembler les parties et gémir la justice. Le privilége de bien juger n'est plus le fruit d'une longue étude, ou

l'effet d'une sérieuse méditation : c'est le présent fortuit d'une dangereuse vivacité, c'est le don de ceux qui croiraient faire injure à la pénétration de leurs lumières, s'ils se permettaient de douter un moment. Tel est le changement que l'esprit a produit dans le monde depuis qu'il en a chassé la raison. Avec elle on a vu sortir l'amour de l'ordre et de la discipline; on a secoué le joug importun du respect, de la discrétion, de la modestie; des hommes nouveaux, auxquels la sévérité de nos pères a longtemps interdit l'entrée de la magistrature, y ont introduit avec eux cette confiance aveugle en soi-même, ce mépris injuste des autres hommes qui naît dans le sein de l'opulence, qui ne mesure le mérite que par la grandeur des richesses, et qui estime les hommes, non par ce qu'ils sont, mais par ce qu'ils possèdent.

Accoutumés à voir dès l'enfance l'exemple contagieux de l'utile, de la féconde ignorance de leurs pères, ils dédaignent de se rabaisser jusqu'à vouloir arracher avec peine les ronces et les épines qui environnent une science honorable, à la vérité, mais toujours stérile et toujours infructueuse.

Ils ont plus de biens que les autres, ils croient avoir aussi plus d'esprit, plus de lumière, plus d'autorité; et, comme si tout devait céder à l'empire des richesses, ils se persuadent vainement qu'ils ont acheté avec elles le droit d'être savants sans étude, habiles sans expérience, et prudents sans réflexion.

Quelle matière fut jamais plus propre à la censure? Mais elle mériterait un discours tout entier. Passons à d'autres points qui n'exciteraient pas moins le zèle des anciens censeurs, et ne suivons point d'autre ordre que celui de l'importance des sujets, dans une remontrance qui doit être beaucoup plus une effusion du cœur qu'un ouvrage de l'esprit.

Après avoir méprisé l'âge des anciens et la dignité des supérieurs, qu'il est à craindre que l'on ne porte la prévention pour son avis particulier jusqu'à mépriser l'avis du plus grand nombre des juges, et à ne pas sentir combien l'on doit respecter la règle immobile de la pluralité des suffrages!

Ce serait renverser les plus solides fondements de l'autorité des juges, et rompre les liens les plus sacrés qui unissent les grandes compagnies, que d'altérer par une négligence inexcu

sable, ou une liberté criminelle, la moindre partie d'un jugement que le suffrage du plus grand nombre des sénateurs a conainsi dire à l'immutabilité.

sacré pour

Avant l'arrêt, loin de défendre le combat des sentiments, la loi le permet, l'intérêt des parties le désire, la vérité même le commande, puisqu'elle est souvent le prix et la récompense du combat. Mais à peine l'arrêt est-il formé, qu'une soumission respectueuse doit succéder à cette contrariété d'opinions; l'avis du plus grand nombre des magistrats devient le sentiment de tous; la raison avait divisé les suffrages, l'autorité les réunit, et la vérité adopte éternellement ce que la justice a une fois décidé.

Malheur à ceux qui osent se charger seuls d'un fardeau qui, quoique partagé entre plusieurs, est capable de les faire trembler tous, et peut-être de les accabler! Un digne ministre de la justice trouve dans la pluralité des suffrages son instruction, sa décharge, sa sûreté. Fidèle dans l'explication des faits qu'il propose aux autres juges, plus fidèle encore, s'il se peut, dans le soin qu'il prend de recueillir leurs décisions, il sait qu'un oracle perd toute sa force lorsque le prêtre qui l'écrit ose le profaner, en mêlant témérairement les paroles de l'homme à celles de la Divinité. Il respecte la grandeur et la sainteté du dépôt qui lui est confié, il craint de l'altérer par sa précipitation, de le perdre par sa négligence, de le violer par son affectation.

Ce sont, messieurs, les inconvénients que vous avez voulu prévenir par le règlement que vous avez fait touchant les arrêtés des procès qui se voient de grands commissaires. Ne souffrez pas qu'un règlement si utile s'efface jamais par l'oubli, ou s'abolisse par l'inexécution. Vous avez été les législateurs, soyez vous-mêmes les protecteurs et les rigides observateurs de la loi que vous vous êtes imposée.

Que la diligence avec laquelle vous donnerez la dernière forme à vos arrêts égale celle avec laquelle vous avez résolu de rédiger les arrêtés qui les précèdent. Ne permettez pas que la longueur du temps obscurcisse la clarté de vos décisions, et que, confondant peu à peu la vivacité et la distinction des premières images, elle donne des armes à la malice des plaideurs et commette l'autorité des jugements les plus équitables.

Que la justice, au lieu d'exercer tranquillement la fonction de juger et de condamner les hommes, ne soit jamais réduite à la triste nécessité de se défendre elle-même. Un juge souvent soupçonné peut n'être pas coupable, mais il est rare qu'il soit entièrement innocent. Et que lui sert devant les hommes la pureté de son innocence, s'il est assez malheureux pour ne pas conserver l'intégrité de sa réputation?

Ce n'est point à ceux qui sont élevés à la dignité de juges souverains, qu'il est permis de se con enter du témoignage de leur conscience. Jaloux de leur honneur autant que de leur vertu même, qu'ils sachent que leur réputation n'est plus à eux; que la justice la regarde comme un bien qui lui est propre, et qu'elle consacre à sa gloire; qu'ils trahiraient ses intérêts s'ils négligeaient les jugements du public, puisque telle est la délicatesse de ce censeur inflexible, qu'il impute au corps les fautes des membres, et qu'un juge suspect répand souvent sur ceux qui l'environnent la contagion funeste de sa mauvaise réputation.

Heureux, au contraire, le magistrat dont la vertu reconnue honore le tribunal qui a le bonheur de le posséder! Les méchants le craignent, les bons le désirent; mais ceux qui le fuient et ceux qui le cherchent rendent tous également hommage à sa sévère probité.

Il se souvient toujours que le premier soin du juge doit être de rendre la justice, et le second de conserver sa dignité, de se respecter soi-même, et de révérer la sainteté de son ministère.

Que ce talent est rare en nos jours! Où trouve-t-on des magistrats attentifs à montrer aux autres hommes l'exemple du respect que l'on doit à la magistrature? Vous le savez, messieurs, et nous le savons tous: on accuse souvent des causes étrangères, et peut-être innocentes, de la décadence extérieure de notre profession. Pour nous, si nous voulons travailler sérieusement à renouveler son premier lustre, n'en accusons jamais que nousmême. C'est nous qui abolissons ces anciens honneurs que la vénération des peuples rendait à la justice dans la personne de ses ministres. Nous effaçons de nos propres mains ces marques de respect qu'un culte volontaire déférait autrefois à la sagesse des magistrats; et, commençant les premiers à nous mépriser nous

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