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n'accuse jamais son siècle d'injustice: il sait toujours le rendre juste. La connaissance de l'homme lui fait mépriser ces goûts passagers qui n'entraînent que les orateurs et les auditeurs médiocres. Elle lui inspire ce goût général et universel, ce goût de tous les temps et de tous les pays, ce goût de la nature, qui, malgré les efforts d'une fausse éloquence, est toujours sûr d'enlever l'estime des hommes, et de forcer leur admiration.

La chaste sévérité de son éloquence se contente de ne pas déplaire à l'auditeur, en attaquant avec violence une erreur qui le flatte; mais elle ne cherche jamais à lui plaire par des vices agréables elle trouve une route plus sûre pour arriver à son cœur; et, redressant son goût sans le combattre, elle lui met devant les yeux de véritables beautés, pour lui apprendre à rejeter les fausses.

C'est ainsi que la connaissance de l'homme rend l'orateur supérieur aux jugements des hommes; c'est par là qu'il devient l'arbitre du bon goût, le modèle de l'éloquence, l'honneur de son siècle, et l'admiration de la postérité : enfin, c'est par là que son cœur, aussi élevé que son esprit, réunit la science de bien vivre à celle de bien parler, et qu'il rétablit entre elles cette ancienne intelligence, sans laquelle le philosophe est inutile aux autres hommes, et l'orateur à soi-même.

TROISIÈME DISCOURS.

Des causes de la décadence de l'éloquence.

(Prononcé en 1699.)

La destinée de tout ce qui excelle parmi les hommes est de croître lentement, de se soutenir avec peine pendant quelques moments, et de tomber bientôt avec rapidité.

Nous naissons faibles et mortels, et nous imprimons sur tout ce qui nous environne le caractère de notre faiblesse et l'image de notre mort. Les sciences les plus sublimes, ces vives lumières qui éclairent nos esprits, éternelles dans leur source, puisqu'elles sont une émanation de la Divinité même, semblent de

venir mortelles et périssables par la contagion de notre fragilité immuables en elles-mêmes, elles changent par rapport à nous; comme nous, on les voit naître, et, comme nous, on les voir mourir. L'ignorance succède à l'érudition, la grossièreté au bon goût, la barbarie à la politesse. Les sciences et les beaux-arts rentrent dans le néant dont on avait travaillé pendant une longue suite d'années à les faire sortir, jusqu'à ce qu'une heureuse industrie, par une espèce de seconde création, leur donne un nouvel être et une seconde vie.

Ce torrent d'éloquence, ces sources de doctrine qui ont inondé autrefois la Grèce et l'Italie, qu'étaient-elles devenues pendant plusieurs siècles? Nos aïeux les ont vues renaître, l'âge de nos pères a admiré leur éclat, le nôtre commence à les voir diminuer ; et qui sait si nos enfants en verront encore les faibles restes?

Nous avons vu mourir de grands hommes, et nous n'en voyons point renaître de leurs cendres. Une langueur mortelle a pris la place de cette vive émulation qui nous a fait voir tant de prodiges dans les sciences et tant de chefs-d'œuvre dans les arts, et une molle oisiveté détruit insensiblement l'ouvrage qu'un travail opiniâtre avait à peine élevé. Que nous serions heureux, si nous n'avions à déplorer que les pertes des autres professions, et si, dans le déclin de la littérature, l'éloquence et l'érudition s'étaient réfugiées dans votre ordre comme dans leur temple naturel, pour y recevoir à jamais le juste tribut des louanges et de l'admiration des hommes !

Mais, après avoir flatté l'ardeur que nous avons pour votre gloire par des souhaits ambitieux, ces souhaits mêmes se tournent contre nous. En nous montrant ce que nous devrions être, ils nous forcent de reconnaître combien nous en sommes éloignés, et ils nous obligent de faire une triste comparaison entre ce que nous avons été et ce que nous sommes.

Vous le savez, vous qui, dans un âge avancé, vous souvenez encore avec joie, ou peut-être avec douleur, d'avoir vu l'ancienne dignité de votre ordre. Rappelez la mémoire de ces jours heureux qui éclairaient encore ce barreau lorsque vous y avez été reçus : quelle multitude d'orateurs! quel nombre de

jurisconsultes! combien d'éloquence dans les discours, d'érudition dans les écrits, de prudence dans les conseils !

On n'entendait dans cet auguste tribunal que des voix dignes de la majesté du sénat, qui, après avoir essayé dans les tribunaux inférieurs les forces timides de leur éloquence naissante, regardaient l'honneur de parler devant le premier trône de la justice, comme le prix le plus glorieux de leurs travaux.

Après les avoir admirés dans le tumulte et les agitations du barreau, on les respectait encore plus lorsque, dans un repos actif et dans un loisir laborieux, ils jouissaient du noble plaisir d'être la lumière des aveugles, la consolation des malheureux, l'oracle de tous les citoyens. On approchait avec une espèce de religion de ces hommes vénérables; toutes les vertus présidaient à leurs sages délibérations. La justice y tenait la balance, comme dans les plus saints tribunaux la patience y écoutait avec une scrupuleuse application toutes les raisons des parties qui les consultaient la science y plaidait toujours la cause de l'absent, et ne rougissait point d'appeler quelquefois à son secours une lenteur salutaire : la prudence y donnait en tremblant un conseil assuré, et la modeste timidité avec laquelle ces sages vieillards proposaient leurs sentiments était presque toujours un caractère infaillible de la sûreté de leur décision.

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Tels ont été vos pères, tel est l'état dont nous sommes déchus. A ce haut degré d'éloquence nous avons vu succéder une médiocrité louable en elle-même, mais triste et ingrate, si on la compare avec l'élévation qui l'a précédée. Ne craindrons-nous point de le dire, et ne nous reprochera-t-on pas ou la bassesse ou la force de nos expressions? Ce pilier fameux, où se prononçaient autrefois tant d'oracles, est presque muet aujourd'hui; il gémit, comme ce barreau, de se voir menacé d'une triste solitude un petit nombre de têtes illustres sont, dans l'opinion publique, les dernières espérances et l'unique ressource de la doctrine comme de l'éloquence; et si quelque malheur nous affligeait de leur perte, peut-être serions-nous réduits à regretter inutilement cette même médiocrité que nous déplorons aujourd'hui.

Qui pourra découvrir et qui entreprendra d'expliquer di

gnement les véritables sources d'une si sensible décadence?

Nous plaindrons-nous d'être nés dans ces années stériles où la nature, affaiblie par de grands et continuels efforts, touche au terme fatal d'une languissante vieillesse ? Mais jamais l'esprit n'a été un bien plus commun et plus universel.

Nous aspirons à la même gloire qui a couronné les travaux de nos pères, et nous y aspirons avec plus de secours. Nous avons joint nos propres trésors aux richesses étrangères. Sans perdre les anciens modèles, nous en avons acquis de nouveaux; et les ouvrages que l'imitation des anciens a produits ont mérité à leur tour d'être l'objet de l'imitation de tous les siècles suivants.

Il semble même que, pour nous rendre inexcusables, le caprice du sort ait pris plaisir à nous offrir les matières les plus illustres, et des sujets véritablement dignes de la plus sublime éloquence. Combien de causes célèbres renfermées dans le cercle étroit d'un petit nombre d'années! La poésie a-t-elle jamais rien hasardé de plus étonnant sur la scène, que ces révolutions imprévues, ces événements incroyables, qui ont excité depuis deux ans l'attention et la curiosité du public? La fable la plus audacieuse n'aurait jamais eu la hardiesse d'inventer ce que la simple vérité nous a fait voir; et le vrai a été beaucoup au delà du vraisemblable.

Que nous reste-t-il donc, si ce n'est de nous accuser nousmêmes, et de mériter au moins la gloire de la sincérité, si nous ne pouvons plus parvenir à celle de l'éloquence, en nous redisant tous les jours: « N'admirons plus avec étonnement la chute de notre ordre; soyons plutôt surpris de voir qu'il conserve encore quelques restes de son ancienne grandeur. » Comment se consacre-t-on à une si glorieuse mais si pénible profession? et quelle est la conduite de ceux qui s'y sont consacrés?

A voir cette multitude prodigieuse de nouveaux sujets qui se hâtent tous les ans d'entrer dans votre ordre, on dirait qu'il n'y a point de profession dans laquelle il soit plus facile d'exceller. La nature accorde à tous les hommes l'usage de la parole; tous les hommes se persuadent aisément qu'elle leur a donné en même temps le talent de bien parler. Le barreau est devenu la

profession de ceux qui n'en ont point; et l'éloquence, qui aurait dû choisir avec une autorité absolue des sujets dignes d'elle dans les autres conditions, est obligée au contraire de se charger de ceux qu'elles ont dédaigné de recevoir.

Combien en voit-on qui luttent pendant toute leur vie contre un naturel ingrat et stérile, qui n'ont point de plus grand ennemi à combattre qu'eux-mêmes, ni de préjugé plus difficile à effacer dans l'esprit des autres, que celui de leur extérieur ! Encore, s'ils travaillaient sérieusement à le détruire, ils n'en seraient que plus louables, lorsque, par un pénible travail, ils auraient pu triompher de la nature, et la convaincre d'injustice. Mais la paresse se joint en eux au défaut de talents naturels ; et, flattant leurs imperfections au lieu de les corriger, on les voit souvent, et même dans la première jeunesse, lecteurs insipides et récitateurs ennuyeux de leurs ouvrages, ôter à l'orateur la vie et le mouvement, en lui ôtant la mémoire et la prononciation. Et quelle peut être l'impression d'une éloquence froide, languissante, inanimée, qui, dans cet état de mort où on la réduit, ne conserve plus que l'ombre, ou, si l'on ose le dire, le squelette de la véritable éloquence?

Que ce succès est digne des motifs qui font entrer dans le barreau ce grand nombre d'orateurs qu'il semble que la nature avait condamnés à un perpétuel silence!

Ce n'est point le désir de s'immoler tout entier au service du public dans une profession glorieuse; d'être l'organe et la voix de ceux que leur ignorance ou leur faiblesse empêche de se faire entendre; d'imiter la fonction de ces anges que l'Écriture nous représente auprès du trône de Dieu, offrant l'encens et les sacrifices des hommes, et de porter comme eux les vœux et les prières des peuples aux pieds de ceux que la même Écriture appelle les dieux de la terre.

Des motifs si purs et si élevés ne nous touchent plus guère; on ne sacrifie aujourd'hui qu'à l'intérêt. C'est lui qui ouvre presque toujours l'entrée de votre ordre, comme celle de tous les autres états: la plus libre et la plus noble de toutes les professions devient la plus servile et la plus mercenaire. Que peut-on attendre de ces âmes vénales, qui prodiguent, qui prostituent leur main

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