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Mais depuis que l'ambition a persuadé au magistrat de demander aux autres hommes une grandeur qu'il ne doit attendre que de lui-même; depuis que ceux que l'Écriture appelle les dieux de la terre se sont répandus dans le commerce du monde, et ont paru de véritables hommes, on s'est accoutumé à voir de près, sans frayeur, cette majesté qui paraissait de loin si saintement redoutable. Le public a refusé ses hommages à ceux qu'il a vus confondus avec lui dans la foule des esclaves de la fortune; et ce culte religieux, qu'on rendait à la vertu du magistrat, s'est changé en un juste mépris de sa vanité.

Au lieu de s'instruire par sa chute et de prendre conseil de sa disgrâce, il se consume souvent en regrets superflus. On l'entend déplorer l'obscurité de ses occupations, se plaindre de l'inutilité de ses services, annoncer lugubrement le déshonneur futur de sa condition et la triste prophétie de sa décadence.

Accablé d'un fardeau qu'il ne peut ni porter ni quitter, il gémit sous le poids de la pourpre qui le charge plutôt qu'elle ne l'honore : semblable à ces malades qui ne connaissent point d'état plus fâcheux que leur situation présente, il s'agite inutilement; et, se flattant de parvenir au repos par le mouvement, bien loin de guérir ses maux imaginaires, il y ajoute le mai réel d'une accablante inquiétude. Qu'on ne lui demande point les raisons de son ennui; une partie de ses maux est d'en ignorer la cause qu'on n'en accuse pas les peines attachées à son état; il n'en est point qui ne lui fût également pénible dès le moment qu'il y serait parvenu : la fortune la plus éclatante aurait toujours le défaut d'être la sienne. Le supplice de l'homme mécontent de son état est de se fuir sans cesse et de se trouver toujours luimême; et, portant son malheur dans toutes les places qu'il occupe, parce qu'il s'y porte toujours lui-même, si le ciel ne change son cœur, le ciel même ne saurait le rendre heureux.

Réduit en cet état à emprunter des secours étrangers pour soutenir les faibles restes d'une dignité chancelante, le magistrat a ouvert la porte à ses plus grands ennemis. Ce luxe, ce faste, cette magnificence, qu'il avait appelés pour être l'appui de son élévation, ont achevé de dégrader la magistrature, et de lui arracher jusqu'au souvenir de son ancienne grandeur.

L'heureuse simplicité des anciens sénateurs, cette riche modestie qui faisait autrefois le plus précieux ornement du magistrat, contrainte de céder à la force de la coutume et à la loi injuste d'une fausse bienséance, s'est réfugiée dans quelques maisons patriciennes, qui retracent encore, au milieu de la corruption du siècle, une image fidèle de la sage frugalité de nos pères.

Si le malheur de leur temps leur avait fait voir ce nombre • prodigieux de fortunes subites sortir en un moment du sein de la terre, pour répandre dans toutes les conditions, et jusque dans le sanctuaire de la justice, l'exemple contagieux de leur luxe téméraire; s'ils avaient vu ces bâtiments superbes, ces meubles magnifiques, et tous ces ornements ambitieux d'une vanité naissante qui se hâte de jouir, ou plutôt d'abuser d'une grandeur souvent aussi précipitée dans sa chute que rapide dans son élévation, ils auraient dit, avec un des plus grands hommes que Rome vertueuse ait jamais produits dans le temps qu'elle ne produisait que des héros : « Laissons aux Tarentins leurs dieux irrités; ne portons à Rome que des exemples de sagesse et de modestie, « et forçons les plus riches nations de la terre de rendre hom«mage à la pauvreté des Romains. » ( Tite-Live, liv. 27.)

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Heureux le magistrat qui, successeur de la dignité de ses pères, l'est encore plus de leur sagesse ; qui, fidèle comme eux à tous ses devoirs, attaché inviolablement à son état, vit content de ce qu'il est, et ne désire que ce qu'il possède!

Persuadé que l'état le plus heureux pour lui est celui dans lequel il se trouve, il met toute sa gloire à demeurer ferme et inébranlable dans le poste que la république lui a confié : content de lui obéir, c'est pour elle qu'il combat, et non pour lui-même. C'est à elle de choisir la place dans laquelle elle veut recevoir ses services; il saura toujours la remplir dignement. Convaincu qu'il n'en est point qui ne soit glorieuse dès le moment qu'elle a pour objet lé salut de la patrie, il respecte son état et le rend respectable. Prêtre de la justice, il honore son ministère autant qu'il en est honoré. Il semble que sa dignité croisse avec lui, et qu'il n'y ait point de places qui ne soient grandes aussitôt qu'il les occupe; il les transmet à ses successeurs, plus illustres et plus éclatantes qu'il ne les a reçues de ceux qui l'ont précédé; et

son exemple apprend aux hommes qu'on accuse souvent la diguité lorsqu'on ne devrait accuser que la personne; et que, dans quelque place que se trouve l'homme de bien, la vertu ne souffrira jamais qu'il y soit sans éclat. Si ses paroles sont impuissantes, ses actions seront efficaces; et si le ciel refuse aux unes et aux autres le succès qu'il pouvait en attendre, il donnera toujours au genre humain le rare, l'utile, le grand exemple d'un homme content de son état, qui se roidit, par un généreux effort, contre le torrent de son siècle. Le mouvement qui le pousse de toutes parts ne sert qu'à l'affermir dans le repos, et à le rendre plus immobile dans le centre du tourbillon qui l'envi

ronne.

Toujours digne d'une fonction plus éclatante par la manière dont il remplit la sienne, il la mérite encore plus par la crainte qu'il a d'y parvenir. Il n'a point d'autre protecteur que le public; la voix du peuple le présente au prince; souvent la faveur ne le choisit pas, mais la vertu le nomme toujours.

Bien loin de se plaindre alors de l'injustice qu'on lui a faite, il se contente de souhaiter que la république trouve un grand nombre de sujets plus capables que lui de la servir utilement : et, dans le temps que ceux qui lui ont été préférés rougissent des faveurs de la fortune, il applaudit le premier à leur élévation, et il est le seul qui ne se croie pas digne d'une place que ses envieux même lui destinaient en secret.

Aussi simple que la vérité, aussi sage que la loi, aussi désintéressé que la justice, la crainte d'une fausse honte n'a pas plus de pouvoir sur lui que le désir d'une fausse gloire : il sait qu'il n'a pas été revêtu du sacré caractère du magistrat pour plaire aux hommes, mais pour les servir, et souvent malgré eux-mêmes ; que le zèle gratuit d'un bon citoyen doit aller jusqu'à négliger, pour sa patrie, le soin de sa propre réputation; et qu'après avoir tout sacrifié à sa gloire, il doit être prêt à sacrifier, s'il le faut, sa gloire même à la justice. Incapable de vouloir s'élever aux dépens de ses confrères, il n'oublie jamais que tous les magistrats ne doivent se considérer que comme autant de rayons différents, toujours faibles, quelque lumineux qu'ils soient par eux-mêmes, lorsqu'ils se séparent les uns des autres; mais

toujours éclatants, quelque faibles qu'ils soient séparément, lorsque, réunis ensemble, ils forment par leur concours ce grand corps de lumière qui réjouit la justice et qui fait trembler l'iniquité.

Les autres ne vivent que pour leurs plaisirs, pour leur fortune, pour eux-mêmes : le parfait magistrat ne vit que pour la république. Exempt des inquiétudes que donne au commun des hommes le soin de leur fortune particulière, tout est en lui consacré à la fortune publique : ses jours, parfaitement semblables les uns aux autres, ramènent tous les ans les mêmes occupations avec les mêmes vertus; et, par une heureuse uniformité, il semble que toute sa vie ne soit que comme un seul et même moment, dans lequel il se possède tout entier, pour se sacrifier tout entier à sa patrie. On cherche l'homme en lui, et l'on n'y trouve que le magistrat; sa dignité le suit partout, parce que l'amour de son état ne l'abandonne jamais; et, toujours le même en public, en particulier il exerce une perpétuelle magistrature plus aimable, mais non pas moins puissante, quand elle est désarmée de cet appareil extérieur qui la rend formidable.

Enfin, si, dans un âge avancé, la patrie lui permet de jouir d'un repos que ses travaux ont si justement mérité, c'est l'amour même de son état qui lui inspire le dessein de le quitter : tous les jours il sent croître son ardeur, mais tous les jours il sent diminuer ses forces; il craint de survivre à lui-même, et de faire dire aux autres hommes que, s'il n'a pas encore assez vécu pour la nature, il a trop vécu pour la justice. Il sort du combat couronné des mains de la victoire sa retraite n'est pas une fuite, mais un triomphe. Toutes les passions qui ont essayé vainement d'attaquer en lui l'amour de son état, vaincues et désarmées, suivent, comme autant de captives, le char du victorieux. Tous ceux qui ont goûté les fruits précieux de sa justice lui donnent, par leurs regrets, la plus douce et la plus sensible de toutes les louanges. Les vœux des gens de bien l'accompagnent; et la justice, qui triomphe avec lui, le remet entre les bras de la paix, dans le tranquille séjour d'une innocente solitude. Et, soit qu'avec ces mêmes mains qui ont tenu si longtemps la balance

de la justice, il cultive en repos l'héritage de ses pères; soit qu'appliqué à former des successeurs de ses vertus, et cherchant à revivre dans ses enfants, il travaille aussi utilement pour le public que lorsqu'il exerçait les plus importantes fonctions de la magistrature; soit enfin qu'occupé de l'attente d'une mort qu'il voit sans frayeur approcher tous les jours, il ne pense plus qu'à rendre à la nature un esprit meilleur qu'il ne l'avait reçu d'elle; plus grand encore dans l'obscurité de sa retraite que dans l'éclat des plus hautes dignités, il finit ses jours aussi tranquillement qu'il les a commencés. On ne l'entend point, comme tant de héros, se plaindre en mourant de l'ingratitude des hommes et du caprice de la fortune. Si le ciel lui permettait de vivre une seconde fois, il vivrait comme il a vécu; et il rend grâces à la Providence, bien moins de l'avoir conduit glorieusement dans la carrière des honneurs, que de lui avoir fait le plus grand et le plus inestimable de tous les présents, en lui inspirant l'amour de son état.

DEUXIÈME MERCURIALE.

La censure publique.

(Prononcée après Pâques 1699. )

La plus glorieuse mais la plus pénible de toutes nos fonctions, c'est le ministère important de la censure publique. Nous sommes nés dans un siècle où la généreuse liberté de nos pères est traitée d'indiscrétion, où le zèle du bien public passe pour l'effet d'un chagrin aveugle et d'une ardeur téméraire, et où, les hommes étant devenus également incapables de supporter et les maux et les remèdes, la censure est inutile, et souvent la personne du censeur odieuse.

Ces grands noms de vengeurs de la discipline, d'organes de la vérité, de sévères réformateurs, uniquement occupés de la grandeur et de la dignité du sénat, ne sont plus que des titres magnifiques et des qualités imaginaires dont nous nous honorons vainement. Nos pères les méritaient, et nous les avons

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