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POUR L'OUVERTURE DES AUDIENCES

DU PARLEMENT.

PREMIER DISCOURS.

L'indépendance de l'avocat.

(Prononcé en 1693.)

Tous les hommes aspirent à l'indépendance; mais cet heureux état, qui est le but et la fin de leurs désirs, est celui dont ils jouissent le moins.

Avares de leurs trésors, ils sont prodigues de leur liberté; et, pendant qu'ils se réduisent dans un esclavage volontaire, ils accusent la nature d'avoir formé en eux un vœu qu'elle ne contente jamais.

Ils cherchent dans les objets qui les environnent un bien qu'ils ne peuvent trouver que dans eux-mêmes, et ils demandent à la fortune un présent qu'ils ne doivent attendre que de la vertu.

Trompés par la fausse lueur d'une liberté apparente, ils éprouvent toute la rigueur d'une véritable tyrannie. Malheureux par la vue de ce qu'ils n'ont pas, sans être heureux par la jouissance de ce qu'ils possèdent; toujours esclaves, parce qu'ils désirent toujours, leur vie n'est qu'une longue servitude, et ils arrivent à son dernier terme avant que d'avoir senti les premières douceurs de la liberté.

Les professions les plus élevées sont les plus dépendantes : et, dans le temps même qu'elles tiennent tous les autres états soumis à leur autorité, elles éprouvent à leur tour cette sujétion nécessaire, à laquelle l'ordre de la société a réduit toutes les conditions.

Celui que la grandeur de ses emplois élève au-dessus des autres hommes, reconnaît bientôt que le premier jour de sa dignité a été le dernier de son indépendance.

Il ne peut plus se procurer aucun repos qui ne soit fatal au public: il se reproche les plaisirs les plus innocents, parce qu'il ne peut plus les goûter que dans un temps consacré à son devoir. Si l'amour de la justice, si le désir de servir sa patrie peuvent le soutenir dans son état, ils ne peuvent l'empêcher de sentir qu'il est esclave, et de regretter ces jours heureux, dans lesquels il ne rendait compte de son travail et de son loisir qu'à lui-même.

La gloire fait porter des chaînes plus éclatantes à ceux qui la cherchent dans la profession des armes; mais elles ne sont pas moins pesantes; et ils éprouvent la nécessité de servir, dans l'honneur même du commandement.

Il semble que la liberté, bannie du commerce des hommes, ait quitté le monde qui la méprisait; qu'elle ait cherché un port et un asile assuré dans la solitude, où elle n'est connue que d'un petit nombre d'adorateurs, qui ont préféré la douceur d'une liberté obscure aux peines et aux dégoûts d'une illustre servitude.

Dans cet assujettissement presque général de toutes les conditions, un ordre aussi ancien que la magistrature, aussi noble que la vertu, aussi nécessaire que la justice, se distingue par un caractère qui lui est propre; et seul, entre tous les états, il se maintient toujours dans l'heureuse et paisible possession de son indépendance.

Libre sans être inutile à sa patrie, il se consacre au public sans en être esclave; et, condamnant l'indifférence d'un philosophe qui cherche l'indépendance dans l'oisiveté, il plaint le malheur de ceux qui n'entrent dans les fonctions publiques que par la perte de leur liberté.

La fortune le respecte; elle perd tout son empire sur une profession qui n'adore que la sagesse : la prospérité n'ajoute rien à son bonheur, parce qu'elle n'ajoute rien à son mérite; l'adversité ne lui ôte rien, parce qu'elle lui laisse toute sa vertu.

Si elle conserve encore des passions, elle ne s'en sert plus

que comme d'un secours utile à la raison; et, les rendant esclaves de la justice, elle ne les emploie que pour en affermir l'autorité.

Exempte de toute sorte de servitudes, elle arrive à la plus grande élévation sans perdre aucun des droits de sa première liberté; et, dédaignant tous les ornements inutiles à la vertu, elle peut rendre l'homme noble sans naissance, riche sans biens, élevé sans dignités, heureux sans le secours de la fortune.

Vous qui avez l'avantage d'exercer une profession si glorieuse, jouissez d'un si rare bonheur; connaissez toute l'étendue de vos priviléges, et n'oubliez jamais que, comme la vertu est le principe de votre indépendance, c'est elle qui l'élève à sa dernière perfection.

Heureux d'être dans un état où faire sa fortune et faire son devoir ne sont qu'une même chose; où le mérite et la gloire sont inséparables; où l'homme, unique auteur de son élévation, tient tous les autres hommes dans la dépendance de ses lumières, et les force de rendre hommage à la seule supériorité de son génie !

Ces distinctions qui ne sont fondées que sur le hasard de la naissance, ces grands noms dont l'orgueil du commun des hommes se flatte, et dont les sages même sont éblouis, deviennent des secours inutiles dans une profession dont la vertu fait toute la noblesse, et dans laquelle les hommes sont estimés, non par ce qu'ont fait leurs pères, mais par ce qu'ils font eux-mêmes. Ils quittent, en entrant dans ce corps célèbre, le rang que les préjugés leur donnaient dans le monde, pour reprendre celui que la raison leur donne dans l'ordre de la nature et de la vérité.

La justice, qui leur ouvre l'entrée du barreau, efface jusqu'au souvenir de ces différences injurieuses à la vertu, et ne distingue plus que par le degré du mérite ceux qu'elle appelle également aux fonctions d'un même ministère.

Les richesses peuvent orner une autre profession, mais la vôtre rougirait de leur devoir son éclat. Élevés au comble de la gloire, vous vous souvenez encore que vous n'êtes souvent redevables de vos plus grands honneurs qu'aux généreux efforts d'une vertueuse médiocrité.

Ce qui est un obstacle dans les autres états devient un secours dans le vôtre. Vous mettez à profit les injures de la fortune; le travail vous donne ce que la nature vous a refusé; et une heureuse adversité a souvent fait éclater un mérite qui aurait vieilli sans elle dans le repos obscur d'une longue prospérité.

Affranchis du joug de l'avarice, vous aspirez à des biens qui ne sont point soumis à sa domination. Elle peut à son gré disposer des honneurs, aveugle dans ses choix, confondre tous les rangs, et donner aux richesses les dignités qui ne sont dues qu'à la vertu quelque grand que soit son empire, ne craignez pas qu'il s'étende jamais sur votre profession.

Le mérite, qui en est l'unique ornement, est le seul bien qui ne s'achète point; et le public, toujours libre dans son suffrage, donne la gloire, et ne la vend jamais.

Vous n'éprouvez ni son inconstance ni son ingratitude; vous acquérez autant de protecteurs que vous avez de témoins de votre éloquence; les personnes les plus inconnues deviennent les instruments de votre grandeur; et, pendant que l'amour de votre devoir est votre unique ambition, leurs voix et leurs applaudissements forment cette haute réputation que les places les plus éminentes ne donnent point. Heureux de ne devoir ni les dignités aux richesses, ni la gloire aux dignités!

Que cette élévation est différente de celle que les hommes achètent au prix de leur bonheur, et souvent même de leur innocence!

Ce n'est point un tribut forcé que l'on paye à la fortune par bienséance ou par nécessité : c'est un hommage volontaire, une déférence naturelle que les hommes rendent à la vertu, et que la vertu seule a droit d'exiger d'eux.

Vous n'avez pas à craindre que l'on confonde, dans les honneurs que l'on vous rend, les droits du mérite avec ceux de la dignité, ni que l'on accorde aux emplois le respect que l'on refuse à la personne; votre grandeur est toujours votre ouvrage, et le public n'admire en vous que vous-mêmes.

Une gloire si éclatante ne sera pas le fruit d'une longue servilude: la vertu dont vous faites profession n'impose à ceux qui la suivent d'autres lois que celle de l'aimer, et sa possession,

quelque précieuse qu'elle soit, n'a jamais coûté que le désir de l'obtenir.

Vous n'aurez point à regretter des jours vainement perdus dans les voies pénibles de l'ambition, des services rendus aux dépens de la justice, et justement payés par le mépris de ceux qui les ont reçus.

Tous vos jours sont marqués par les services que vous rendez à la société; toutes vos occupations sont des exercices de droiture et de probité, de justice et de religion. La patrie ne perd aucun des moments de votre vie; elle profite même de votre loisir, et elle jouit des fruits de votre repos.

Le public, qui connaît quel est le prix de votre temps, vous dispense des devoirs qu'il exige des autres hommes; et ceux dont la fortune entraîne toujours après elle une foule d'adora. teurs viennent déposer chez vous l'éclat de leur dignité, pour se soumettre à vos décisions, et attendre de vos conseils la paix et la tranquillité de leurs familles.

Quoique rien ne semble plus essentiel aux fonctions de votre ministère que la sublimité des pensées, la noblesse des expressions, les grâces extérieures, et toutes les grandes qualités dont le concours forme la parfaite éloquence, ne croyez pourtant pas que votre réputation soit absolument dépendante de tous ces avantages; et, quand même la nature vous aurait envié quelqu'un de ces talents, ne privez pas le public des secours qu'il a droit d'attendre de vous.

Ces talents extraordinaires, cette grande et sublime éloquence, sont des présents du ciel, qu'il n'accorde que rarement. On trouve à peine un orateur parfait dans une longue suite d'années; tous les siècles n'en ont pas produit; et la nature s'est reposée longtemps, après avoir formé les Cicéron et les Démosthène.

Que ceux qui ont reçu ce glorieux avantage jouissent d'une si rare félicité qu'ils cultivent ces semences de grandeur qu'ils trouvent dans leur génie; qu'ils joignent les vertus acquises aux talents naturels ; qu'ils dominent dans le barreau, et qu'ils fassent revivre dans nos jours la simplicité d'Athènes et l'heureuse fécondité de l'éloquence de Rome!

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