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QUINZIÈME MERCURIALE.

La fermeté.

(Prononcee à la Saint-Martin 1711

C'est en vain que le magistrat se flatte de connaître la vérité et d'aimer la justice, s'il n'a la fermeté de défendre la vérité qu'il connaît, et de combattre pour la justice qu'il aime.

Sans la fermeté, il n'est point de vertu solide; sans elle, nous ne savons pas même si nous avons de la vertu ; l'homme de bien ne saurait se fier à son propre cœur, si la fermeté éprouvée ne lui fait connaître la mesure de ses forces. Jusque-là le public, plus défiant encore, suspend son admiration, et il ne la laisse éclater que lorsqu'une vertu supérieure à tous les événements lui fait voir dans l'homme quelque chose de plus qu'humain.

Ce n'est donc pas seulement dans la guerre que la fermeté fait les héros ; elle ne les fait pas moins dans l'ordre de la justice. Et qu'on ne croie pas que nous voulions en réduire l'usage à ces temps de trouble et de division, où la fermeté du fidèle magistrat est comme un rocher immobile au milieu d'une mer irritée. Nous savons quel est alors l'éclat de cette vertu. Nous admirons les magistrats qui en ont donné des exemples mémorables, et nous portons une sainte envie à la gloire de cet homme magnanime que nos pères ont vu conjurer les tempêtes des discordes civiles par la seule majesté de sa présence vénérable. En vain un coup fatal vient d'enlever avant le temps le principal appui de sa postérité 1 ; la mémoire de son nom, qui semble être devenu celui de la fermeté même, survivra aux dignités de sa maison ; et, quelque grands exemples que ceux qui seront destinés à les remplir trouvent dans leur famille, la justice leur remettra toujours devant les yeux ce nom respectable qui a été la force des gens de bien, la gloire de cette compagnie, la sûreté de l'État, le soutien de la monarchie.

Jean-Baptiste-Matthieu Molé, président à mortier, mort le 5 juin 1711, âgé de trente-six ans.

Avouons-le néanmoins, sans craindre d'offenser les mânes d'un si grand homme : l'émotion passagère d'un peuple furieux n'a rien d'aussi redoutable pour la fermeté du magistrat que le soulèvement continuel de toutes les passions conjurées contre lui. Environné d'ennemis au dehors et portant les plus dangereux dans son sein, toute sa vie n'est qu'une longue guerre où, combattant toujours contre les efforts de tous les hommes, il n'a souvent pour lui que sa seule vertu.

On ne la tentera pas, à la vérité, par l'appât grossier d'un vil et honteux intérêt. Une tentation si basse, réduite à se cacher dans les tribunaux inférieurs éloignés de la lumière du sénat, respectera l'élévation du magistrat supérieur : et à Dieu ne plaise que nous fassions rougir ici sa fermeté, en lui proposant une victoire si peu digne d'elle!

Mais rejettera-t-il avec une égale indignation ce poison mieux préparé que l'ambition lui présente; et aura-t-il la force de ne jamais boire dans cette coupe enchantée qui enivre tous les héros de la terre? Parlons sans figure ne sera-t-il point du nombre de ces magistrats qui aiment la justice, mais qui aiment encore plus leur fortune? Tant que ces deux mouvements qui partagent leur cœur n'ont rien de contraire, ils suivent sans effort le penchant naturel qui les porte à la vertu mais bientôt le hasard fait naître une de ces causes destinées à éprouver la fermeté du magistrat. Un vent de faveur s'élève, et répand un air contagieux jusque dans le sanctuaire de la justice. Non que la timide vertu du magistrat passe en un moment jusqu'à l'odieuse extrémité de sacrifier sans horreur son devoir à sa fortune; mais tel est, si l'on n'y prend garde, le progrès insensible des mouvements du cœur humain : un désir secret de trouver le bon droit où l'on voit le crédit, s'élève dans l'âme du magistrat. Il ne se défie point d'un sentiment où il ne voit encore rien de criminel, et dont il se flatte qu'il sera toujours le maître. Cependant il se familiarise avec ce désir, il se prête avec plaisir à tout ce qui le favorise, il écoute avec une espèce de répugnance tout ce qui paraît le combattre; s'il ne décide pas encore suivant l'inspiration secrète de son cœur, il veut douter au moins, et souvent il a le malheur d'y réussir. Mais dans ce doute recherché

l'esprit défend mal celui que son cœur a déjà trahi. La balance de la justice échappe enfin des mains du faible magistrat; il veut être ferme, ou du moins il croit vouloir l'être, mais il ne l'est jamais; et, toujours ingénieux à trouver des raisons pour justifier sa faiblesse, il ne trouve point d'occasions où il se croie obligé de faire usage de sa force.

Malheur au magistrat qui cherche ainsi à se tromper, et qui ne trompe en effet que lui-même ! Telle est l'honorable rigueur de sa condition, qu'elle n'admet aucun mélange de faiblesse. Celui qui ne se sent pas assez de courage pour dompter les efforts de la fortune et briser les remparts de l'iniquité, est indigne du nom de juge; et le magistrat qui n'est pas un héros n'est pas même un homme de bien.

Mais qu'il est rare de conserver cette rigueur de vertu au milieu des douceurs d'une vie molle et délicieuse! Semblable à ces héros que la Fable nous représente emportés par les vents sur ces rivages dangereux où, le plaisir répandant tous ses charmes, leur valeur endormie demeurait comme captive dans les chaînes de la volupté; le magistrat, entraîné par ses passions dans le séjour des plaisirs, y voit languir chaque jour et s'éteindre insensiblement toute la vigueur de son âme. Amollie par le plaisir et comme plongée dans les délices, elle y perd bientôt cette force et, si l'on peut parler ainsi, cette trempe de fermeté qu'une vie plus sévère aurait rendue inflexible; elle y contracte aisément une coupable pudeur de n'oser résister à ceux qui font toute la douceur de sa vie. Celui qui se livre toujours au péril ne peut pas être toujours sur ses gardes. En vain il ose se promettre la durée d'une vertu qui n'a pas même assez de courage pour éviter le danger : il laisse échapper enfin le secret de son cœur, le mystère de sa force est révélé, on sait par quel endroit le héros est vulnérable. On surprend un moment de faiblesse, et, une fois vaincu, ce sera une espèce de prodige s'il ne l'est pas toujours.

Vous qui voulez ne l'être jamais et conserver votre fermeté tout entière, et qui fuyez sans déshonneur des ennemis qu'on ne combat que par la fuite, vous ne serez pas même encore sans péril : il est un autre genre d'ennemis que vous ne fuirez point

et que vous ne devez point fuir, qui vous suivront dans votre retraite, et que vous trouverez souvent dans vos amis mêmes.

Ministres de la justice, que votre état est élevé, mais qu'il est dangereux! Vous n'avez pas seulement vos passions à redouter; craignez celles de vos amis; craignez jusqu'à leur vertu. Accoutumés à vous y livrer sans précaution comme sans réserve, le péril que l'amitié vous prépare, l'amitié même vous le cache; ou, si elle ne vous empêche pas de l'apercevoir, quels combats n'aurez-vous pas à soutenir? Que vous serez à plaindre si, pour concilier les droits de l'amitié avec ceux de la justice, vous cherchez à vous persuader qu'il est des questions douteuses, des problèmes d'opinion que le ministre de la justice peut abandonner sans crime à l'empire de l'amitié! Vaine subtilité, flatteuse illusion que le magistrat ébranlé saisit avidement, pour trouver, s'il était possible, le moyen d'être bon ami sans devenir mauvais juge! Le sacrifice de l'amitié immolée à la justice aurait bientôt décidé la question et résolu le problème. Mais que ce sacrifice coûte à une âme commune! et cependant il est encore des victimes plus chères que la justice exige de la fermeté du magistrat.

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C'est peu de cesser d'être ami, il faudra souvent qu'il cesse d'être père, et que, comme si les liens mêmes de la nature étaient rompus pour lui, il ait le courage de dire à sa famille : « Je ne vous connais point, je ne suis point à vous; je suis à la justice. »>

Mais pourra-t-il résister à l'impression continuelle d'une inclination d'autant plus séduisante, que le cœur d'un père la prend souvent pour une vertu? L'intérêt de ses enfants consacre à ses yeux l'avarice et l'ambition. Effrayé de la vue d'une nombreuse famille, et trop faible pour soutenir constamment l'attente d'un avenir qui ne lui présente que la triste image de la décadence de sa maison, il croit pouvoir devenir intéressé par devoir et ambitieux par piété. Combien ces surprises du sang ont-elles affaibli de fermes, d'intrépides magistrats! On eût dit que la nature, en leur donnant des enfants, avait donné pour eux des gages à la fortune. On les a vus éprouver pour leur famille une faiblesse qu'ils n'avaient jamais sentie pour eux-mêmes; devenir

timides et tremblants, lorsque, touchant déjà au terme de leur carrière, ils semblaient pouvoir désirer impunément la fortune; et, pliant enfin cette roideur inflexible qui avait fait la gloire de leurs premières années, laisser à la fin de leurs jours une réputation aussi équivoque que leur vertu.

A la vue de tant de dangers qui environnent le magistrat, le plaideur redouble ses efforts, et conçoit des espérances injurieuses à la justice. Peu content d'attaquer l'homme de bien par une seule passion, il sait les réunir toutes pour le vaincre : persuadé qu'il n'y a aucune place qui ne se rende quand elle est bien assiégée, il n'est point de sentiers obliques ni de routes souterraines qu'il ne tâche de prendre pour pénétrer, s'il le pouvait, jusque dans l'âme de son juge. Ainsi le pensent surtout ces esprits élevés dans l'école de l'ambition, à qui l'intrigue tient lieu de mérite, la fortune de loi, et la politique de religion. Ils jugent des autres par eux-mêmes. Ceux qui n'ont point de véritable vertu croient qu'il n'en reste plus sur la terre. On dirait, à les entendre, et encore plus à les voir agir, que ce qu'on appelle justice ne soit que le bien du plus fort. Ils intéressent le magistrat par ses défauts, ils l'éblouissent par ses vertus ; ils voudraient, s'il était possible, le séduire par sa religion même. Efforts inutiles et téméraires ! Nous le présumons ainsi de la fidélité des ministres de la justice. Mais qu'ils seraient heureux s'ils savaient prévenir ces efforts importuns par la réputation entière et toujours égale de leur fermeté! Attaqué plusieurs fois inutilement, le ferme magistrat parvient enfin à ne l'ètre plus : sa probité toujours victorieuse ôte toute espérance à la fraude et à l'artifice; le public la connaît; le plaideur, qui l'a éprouvée, l'annonce à celui qui voudrait en faire une nouvelle expérience : à peine, en cet état, l'homme de bien a-t-il encore besoin de la fermeté. Le seul bruit de son nom, la terreur innocente que répand sa vertu, combattent pour lui. Il suffit qu'il paraisse, les passions, effrayées, s'enfuient à son aspect; et la chicane, désespérée, se condamne quelquefois elle-même, plutôt que de soutenir la vue de sa sévère gravité.

Vainqueur de tous ses ennemis, que lui restera-t-il à craindre, si ce n'est la gloire même de sa fermeté? Cette vertu, qui coûte si

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