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et que nous ne disions que la force de sa raison aurait pu nous faire douter de la nécessité de la science, s'il ne l'avait prouvée par son exemple. Il joignit au mérite de l'esprit le don encore plus précieux de savoir s'en défier; et, ce qui est beaucoup plus rare, il sut s'en défier seul, chercher dans les autres les lumières qu'ils trouvaient en lui, consulter ceux dont il aurait pu être le conseil, et les instruire, malgré lui, en les consultant.

I

Que manquait-il à un mérite si pur, que d'être parfaitement connu, et de se montrer dans une place qui pût forcer le secret de sa sagesse et lever le voile de sa modestie? Il est enfin appelé à cette place éclatante; et, après avoir contribué longtemps de ses lumières à former les oracles du sénat, il est jugé digne de les prévenir.

Que ne pouvons-nous employer les traits nobles et expressifs dont vous venez de nous le peindre à nous-même, pour le représenter ici avec cette gravité naturelle et ce caractère de magistrat qu'il semblait porter écrit sur son front; faisant tomber le nuage de l'erreur au pied du trône de la justice, et lui présentant toujours la pure lumière de la vérité! Au-dessus des plus grandes affaires par l'étendue de son génie, et se croyant presque au-dessous des plus petites par l'exactitude de sa religion; esprit aussi lumineux que solide, les principes y naissaient comme dans leur source, et la même justesse qui les produisait les plaçait sans effort dans leur ordre naturel. Ses paroles, remplies et comme pénétrées de la substance des choses mêmes, sortaient moins de sa bouche que de la profondeur de son jugement; et l'on eût dit, en l'écoutant, que c'était la raison même qui par. lait à la justice.

Avec quelle délicatesse savait-il remuer les ressorts les plus secrets de l'esprit et du cœur, soit qu'il entreprît de former l'orateur dans le barreau, soit qu'au milieu du sénat assemblé il voulût tracer l'image du parfait magistrat! Il devait encore aujourd'hui faire entendre cette voix, dont la douce insinuation semblait donner du poids à la justice et du crédit à la vertu. Que

'C'était M. d'Aguesseau lui-même qui l'avait engagé à prendre sa place d'avocat général, lorsqu'il passa à celle de procureur général.

ne nous est-il permis de le faire parler, au lieu de nous! Mais puisque nous sommes privés de cette satisfaction, que pouvons-nous faire de mieux que de vous parler de lui? Son éloquence même ne lui était pas nécessaire pour inspirer l'amour de la vertu. Il n'avait, pour la rendre aimable, qu'à se peindre dans ses discours, et à parler d'après lui-même. Né dans le sein de la justice, digne fils d'un père aussi heureux de lui avoir donné la vie, que malheureux de lui survivre; élevé sous les yeux d'un aïeul 2 vénérable; objet de la tendresse et de la complaisance de cet homme vrai, qui n'a point connu les faiblesses du sang, et qui dans ses propres enfants n'a jamais loué que la vérité, il avait su allier heureusement, à la vertu héréditaire de sa famille, des grâces innocentes qui, sans lui rien faire perdre de sa droiture inflexible, répandaient sur elle ce charme secret qui lui attire l'amour, encore plus que l'admiration.

Quelle facilité dans le commerce! quel agrément dans les mœurs! quelle douceur! ce n'est pas assez dire, quel enchantement dans la société ! Faut-il que nous rouvrions encore cette plaie? et ne pouvons-nous le louer sans toucher ici la partie la plus sensible de notre douleur ?... Vrai, simple, sans faste, sans affectation, aucun fard ne corrompait en lui la vérité de la nature. Exempt de toute ambition, il n'en avait pas même pour les ouvrages de son esprit ; le désir de bien faire n'a jamais été avili dans son cœur par le désir de paraître avoir bien fait ; et, pour parvenir à la gloire, il ne lui en avait pas même coûté de la souhaiter. On eût dit que son âme était le tranquille séjour de la paix. Nul homme n'a jamais mieux su vivre avec soi-même; nul homme n'a jamais mieux su vivre avec les autres. Content dans la solitude, content dans la société, partout il était à sa place; et, sachant toujours se rendre heureux, il répandait le même bonheur sur tous ceux qui l'environnaient.

Le ciel n'a pas permis que nous ayons joui plus longtemps de ce bonheur : il a rompu les liens de cette union si douce, si intime, qui, dans les peines et les travaux attachés à notre mi

M. le Nain, doyen du parlement.

2 M. le Nain, maître des requêtes.

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nistère, était notre force, notre sûreté, notre gloire, nos délices. Mais si la mort nous enlève avant le temps un magistrat si digne de nos regrets, nous aurons au moins la consolation de ne le pas perdre tout entier. Gravé dans le fond de notre âme par les traits ineffaçables de notre douleur, il y vivra encore plus utilement par ses exemples. Nous n'aurons plus le plaisir de l'avoir pour collègue et pour coadjuteur de nos fonctions, mais nous l'aurons toujours pour modèle; et si nous ne pouvons plus vivre avec lui, nous tâcherons au moins de vivre comme lui.

Nous jouirons cependant de l'espérance de le retrouver dans le digne successeur (M. Chauvelin) que le roi vient de lui donner nous croyons en faire un éloge accompli, lorsque nous l'appelons le digne successeur du magistrat que nous pleurons. Ce nom seul lui ouvre une longue et pénible carrière, digne des rares talents de son esprit, digne de la droiture encore plus estimable de son cœur. Il marchera à grands pas dans cette carrière illustre, où la voix du public, disons même celle de la nature, semblent l'avoir appelé avant le choix du roi. Il égalera, il surpassera l'attente du sénat. Mais, pour le faire pleinement, qu'il se souvienne toujours du magistrat auquel il succède; et qu'au milieu de cette gloire que nous lui promettons avec une entière confiance, il n'oublie jamais le prix qu'il nous a coûté.

QUATORZIÈME MERCURIALE.

L'attention.

Prononcée à Pâques 1711.)

:༥

Nous avons dit il n'y a pas longtemps aux magistrats, en leur parlant de la science : « Instruisez-vous, ministres de la justice! Nous sera-t-il permis d'y ajouter aujourd'hui : Soyez attentifs, vous qui êtes destinés à juger la terre? Que vous sert cet esprit dont l'amour-propre est si jaloux, ce bon sens qui se flatte de renfermer en soi la raison de tous les législateurs et la sagesse de toutes les lois, si vous n'en recueillez et si vous n'en réunissez toutes les forces par l'attention?

Tel est cependant, si l'on ose le dire, le dangereux progrès de la négligence de quelques magistrats : une paresse présomptueuse dédaigne d'abord le secours de la doctrine, parce qu'il en coûte trop pour l'acquérir. L'ignorance veut néanmoins se justifier à ses yeux, et elle se flatte de pouvoir suppléer par l'application seule, au défaut de la science. Mais bientôt le travail de l'application même paraît encore trop pénible. On avait voulu substituer l'attention à la doctrine; mais qu'est-ce que le magistrat pourra substituer à l'attention, si ce n'est la hardiesse d'une décision d'autant plus intrépide qu'elle sera plus soudaine? Et c'est ainsi qu'après s'être flatté de savoir tout sans science, on parviendra enfin à croire tout entendre sans attention.

Car qu'on ne pense pas que nous voulions parler ici de cette attention vive, mais peu durable, qui ne saisit que le dehors, et qui se contente de couler rapidement sur la surface de son objet ; ni de cette pénétration éblouissante qui voit trop dans le premier moment pour bien voir dans le second, et qui ne conçoit rien parfaitement, parce qu'elle croit d'abord avoir tout conçu.

A Dieu ne plaise que nous prenions ainsi l'ennemie de l'attention pour l'attention même!

Nous parlons de cette attention solide et infatigable qui, loin de s'arrêter à la première superficie, sait mesurer toute la hauteur, embrasser toute l'étendue et sonder toute la profondeur de son sujet. Nous parlons de cette maturité de jugement, et, si nous l'osons dire, de cette utile pesanteur qui se défie heureusement de ses découvertes ; à qui sa propre facilité est suspecte, et qui sait que la vérité, rarement le prix de nos premiers efforts, ne révèle ses mystères qu'à l'efficace persévérance d'une sérieuse et opiniâtre réflexion.

Heureux le magistrat qui a reçu du ciel le rare présent d'une attention si nécessaire ! plus heureux encore celui qui la soutient et qui la nourrit, si l'on peut parler ainsi, par une méditation profonde et continuelle de ses devoirs !

S'il monte au tribunal dans la majesté de l'audience, il se remet toujours devant les yeux la facilité, la promptitude, la

simplicité de cette auguste justice que le sénat y excerce à la vue du public. Il rappelle dans son esprit, non sans un secret mouvement d'envie, la félicité de ces siècles fortunés où l'on ne connaissait point encore d'autre forme des jugements; où le plaideur, moins habile et plus heureux, venait sans artifice, et souvent sans défense, déposer lui-même ses plaintes dans le sein de son juge; et où le juge, toujours prêt à entendre la voix des misérables, goûtait le plaisir d'essuyer leurs premières larmes, de finir leur misère dans le temps même qu'ils en achevaient le récit, de ne remettre aucune affaire au lendemain, et d'épuiser chaque jour le fonds d'iniquité que chaque jour avait produit.

nous,

Malgré le changement de mœurs et le progrès infini, disonsde la corruption du cœur ou de la subtilité de l'esprit, le spectacle de l'audience retrace encore à nos yeux l'image de cette ancienne et respectable simplicité. Là, le timide suppliant a encore la consolation de porter ses vœux jusqu'au pied du trône de la justice; là, les plaideurs de bonne foi peuvent avoir la joie de voir naître et mourir leur discorde, jouir d'une prompte victoire, ou se consoler d'une prompte défaite; et s'ils n'en sortent pas toujours chargés des dépouilles de leurs ennemis, en rapporter au moins le bien, souvent plus précieux, de la paix. Là, enfin, la justice toute pure et toute gratuite, telle qu'elle descendit autrefois du ciel sur la terre, a la gloire de n'être payée du bien qu'elle fait que comme Dieu même, par les louanges et par la gratitude des mortels. Tel fut, encore une fois, le premier âge, l'âge d'or de la justice: ainsi tous les gens de bien voudraient-ils pouvoir la rendre toujours. Mais combien leurs vœux se redoublent-ils encore, lorsqu'ils voient la justice, déjà languissante depuis longtemps sous le poids de la forme, expirer presque sous le fardeau encore plus accablant de ce qu'il en coûte malgré elle pour l'obtenir ! Qui ne sait qu'à présent plus que jamais différer la justice, c'est souvent la refuser? Le bon droit succombe, et il ne plie sous le joug de l'iniquité que parce qu'il n'a pas reçu une prompte décision.

Triste, mais digne sujet de tremblement pour tous les juges! Un degré d'attention de plus, un dernier effort de ré

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