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A la vue d'un malheur aujourd'hui si commun, qu'il nous soit permis, à l'exemple du sage, de demander au ciel pour le magistrat, qu'en lui faisant éviter l'écueil de la pauvreté, il le préserve de la tentation encore plus dangereuse des grandes richesses; et qu'il lui fasse l'inestimable présent d'une précieuse médiocrité, source de la modération, mère de l'équité, et seule garde fidèle de cette justice entière et parfaite, qui fait respecter l'homme privé encore plus que l'homme public dans le magistrat.

ONZIÈME MERCURIALE.

La vraie et fausse justice.

(Prononcée à la Saint-Martin 1708. )

Vouloir paraître juste sans l'être en effet, c'est le comble de l'injustice, et c'est en même temps le dernier degré de l'illusion. Il est des impostures qui éblouissent d'abord, mais il n'en est point qui réussissent longtemps; et l'expérience de tous les siècles nous apprend que, pour paraître homme de bien, il faut l'être véritablement.

Ministres de la justice, à qui nous proposons aujourd'hui cette grande vérité, espérez encore moins que le reste des hommes de surprendre le jugement du public. Élevés au-dessus des peuples qui environnent votre tribunal, vous n'en êtes que plus exposés à leurs regards. Vous jugez leurs différends, mais ils jugent votre justice. Le public vous voit à découvert au grand jour que votre dignité semble répandre autour de vous; et tel est le bonheur ou le malheur de votre condition, que vous ne sauriez cacher ni vos vertus ni vos défauts.

Non, de quelques couleurs que la fausse probité du magistrat ose se parer, elle n'a qu'un vain éclat qui disparaît bientôt aux premiers rayons de la vérité. Plus son imposture est commune dans le siècle où nous vivons, plus elle se découvre aisément. Accoutumés à la voir de près, et familiarisés, pour ainsi dire, avec le prestige, les hommes ne s'y trompent plus.

Le monde même le plus corrompu n'a pas l'esprit aveuglé comme le cœur. Il agit souvent mal, mais il juge presque toujours bien. Oserons-nous même le dire? Les hommes les moins vertueux sont quelquefois ceux qui se connaissent le mieux en vertus. Au travers d'un dehors trompeur qui en impose d'abord à la facile candeur de l'homme de bien, leur malignité plus pénétrante sait porter le flambeau dans les sombres replis d'un cœur hypocrite. Les uns par haine ou par intérêt, les autres par envie ou par ambition, tous par des motifs différents, entreprennent également de le dévoiler. Il n'est presque aucune passion qui ne s'arme contre l'hypocrisie; et, comme si le vice même combattait pour la vertu, il la venge, sans y penser, de l'injure que lui fait la fausse probité.

A ces ennemis étrangers se joignent bientôt des ennemis domestiques, plus redoutables encore que ceux du dehors; et il semble que les passions mêmes du magistrat entretiennent une secrète intelligence avec celles des autres hommes, pour le livrer, malgré lui, à la censure qu'il évite.

En vain il se flatte de pouvoir les retenir sans les combattre, et les couvrir sans les étouffer. Il faudrait, pour soutenir cet état, que l'homme fût toujours d'accord avec lui-même ; qu'une seule passion eût la force de subjuguer toutes les autres, et que la vanité pût faire toujours l'office de la vertu. Mais la fierté du cœur humain, qui a tant de peine à plier sous le joug aimable de la raison même, ne saurait s'abaisser longtemps sous la tyrannie d'une seule passion. Une âme, livrée à l'iniquité, est un pays séditieux qui change souvent de maître; c'est une république divisée, où l'une des factions trahit toujours l'autre. Une passion découvre ce qu'une autre passion avait caché. La volupté fait tomber le voile dont l'ambition du magistrat se couvrait, et l'intérêt lève le masque que l'amour de la gloire lui faisait porter.

Laissons-le jouir néanmoins pour un temps de cette douce et flatteuse illusion, qui lui fait espérer d'être toujours en garde contre la surprise des passions. Mais cette vanité qui lui doit lenir lieu de toutes les vertus, et sous laquelle il se flatte de cacher tous ses défauts, pourra-t-elle se cacher elle-même ♬ et

le frivole d'un esprit qui ne cherche qu'à paraître ce qu'il n'est pas, ne se laissera-t-il pas entrevoir sous le nuage de sa dissimulation?

Avide de dérober, pour ainsi dire, une gloire qu'il ne peut mériter, il se hâtera sans doute de signaler les commencements de sa magistrature par quelques traits éclatants d'une rigide vertu. Mais, tout occupé du désir d'un faux honneur ou de la crainte d'une fausse infamie (uniques fondements de sa faible et chancelante probité), il prendra bientôt l'ombre pour le corps, l'apparence pour la vérité, et la gloire pour la vertu. Comme sa vanité est sans bornes, sa fausse sagesse sera d'abord sans mesure. Incapable de s'arrêter dans ce juste milieu, dont la solide vertu ne s'écarte jamais, il ira peut-être au delà de la justice même; et, dans ces occasions délicates, où un devoir austère, opposé en apparence à la gloire du magistrat, exige de lui le magnanime effort d'oser être homme de bien au péril de cesser de le paraître, on verra le vain imitateur de la vertu saisir l'image de la probité pour la probité même, et préférer le faux honneur de paraître juste sans l'être véritablement, au pénible mais solide mérite de l'être en effet sans le paraître.

Ce ne seront là néanmoins que les premiers efforts d'une hypocrisie naissante, qui veut acheter, comme par un excès de justice, le droit d'en manquer impunément dans la suite et bientôt cet excès passager sera suivi d'un défaut plus durable. Toujours mesurée dans ses démarches et prudente dans les voies de l'iniquité, la vanité du magistrat gardera encore des ménagements avec la vertu; il craindra qu'une rupture trop ouverte ne lui fasse perdre une utile réputation de justice, dont il fera quelque jour le plus dangereux instrument de son iniquité; et il affectera même de se déclarer hautement contre l'injustice, lorsque, éclairé de toutes parts, il se verra forcé de combattre contre elle à la lumière du soleil.

Mais que son sort lui paraîtrait heureux, si la fortune faisait tomber entre ses mains cet anneau mystérieux, qui répandait une épaisse nuit autour de celui qui le portait! ou plutôt, pour parler sans figure, que la destinée de la justice sera malheureuse, lorsqu'il espérera de pouvoir la trahir sans cesser de lui paraî

tre fidèle! Il ne cherchera plus qu'à se rendre, pour ainsi dire, invisible; et tel sera son aveuglement, qu'il se flattera enfin de le devenir, surtout si la nature lui a fait le présent dangereux d'un génie captieux et séduisant. Il entreprendra de cacher son injustice sous le faux brillant d'un esprit qu'il tourne et qu'il manie comme il lui plaît. On dirait, en effet, qu'il le tienne dans sa main comme cet anneau fabuleux, pour se rendre, quand il veut, visible ou invisible; appeler à son gré la lumière et les ténèbres; montrer la vérité où elle n'est pas, et la cacher où elle est; faire tomber ceux qui l'écoutent dans le piége de son injustice, et leur paraître toujours juste: comme si la vérité et la justice n'étaient que des noms spécieux, que celui qui a le plus d'esprit sait toujours mettre de son côté.

Mais à quoi se terminent enfin tous les artifices d'une si éblouissante subtilité? Cet esprit si fécond en couleurs, ce génie si souple, et, pour nous servir de cette expression, si pliant et si versatile, ne sert qu'à avertir les autres sénateurs d'être sur leurs gardes. A peine ce magistrat si délié a-t-il commencé de parler, qu'une secrète défiance se répand comme naturellement dans leur esprit. Les maximes les plus certaines perdent quelque chose de leur crédit lorsqu'il les avance; on croit y sentir un venin caché; et, bien loin qu'il puisse réussir à faire passer le faux pour le vrai, on dirait que la vérité même périclite dans sa bouche.

Que l'esprit joue mal le personnage du cœur, et que c'est une entreprise téméraire de prétendre allier une justice apparente avec une justice véritable! Ni la vertu ni le vice même ne peuvent souffrir ce mélange. Donner l'intérieur à l'un et l'extérieur à l'autre, c'est un partage aussi impossible qu'injuste. La crainte de la honte défend mal le dehors de notre âme, lorsque l'iniquité s'est une fois rendue maîtresse du dedans; et celui qui ne rougit plus devant soi-même cessera bientôt de rougir devant les autres hommes. Sa fausse justice succombera un jour avec éclat; et une chute marquée sera tôt ou tard le triste dénoûment et comme la catastrophe honteuse du spectacle qu'il avait donné pendant quelque temps au public.

Mais, sans attendre même cette juste et inévitable révolution, une affectation inséparable de sa vanité révélera infailliblement le mystère de sa fausse vertu dans les plus beaux jours même de son hypocrisie.

La nature a un degré de vérité dont tous les efforts de l'art ne sauraient approcher. Le pinceau le plus brillant ne peut égaler l'éclat de la lumière, et l'affectation la plus parfaite n'exprimera jamais la lumineuse simplicité de la vertu.

L'homme de bien l'est sans art, parce qu'il l'est sans effort. Il n'a point de vice à cacher, et il n'affecte pas de montrer ses vertus. Content du témoignage de son cœur et sûr de luimême, il possède son âme en paix; il y a dans sa tranquille vertu une confiance modeste et une espèce de sécurité qui lui fait attendre les jugements des hommes sans inquiétude comme sans empressement. Uniquement touché de l'amour du devoir, insensible à sa fortune, au-dessus de sa gloire même, il fait le bien sans faste, sans éclat, pour le plaisir de le faire, non pour l'honneur de paraître l'avoir fait; et il parle si modestement des victoires les plus éclatantes de sa justice, qu'on dirait qu'il n'en connaît pas le mérite, et que lui seul ignore le prix de sa vertu heureux de montrer aux hommes, par son exemple, que le caractère le plus auguste de la véritable grandeur est de dire et de faire simplement les plus grandes choses.

Ne craignons donc pas que la basse et méprisable affectation du magistrat qui ne travaille qu'à orner la superficie de son âme puisse jamais soutenir la comparaison, et, si nous l'osons dire, le contraste d'une si noble et respectable simplicité. Les efforts qu'il fait pour étaler avec art une vertu empruntée montrent ce qu'elle lui coûte, et font voir qu'elle n'est chez lui qu'un ornement étranger. En vain son zèle imposteur paraît quelquefois plus vif et plus ardent que la modeste vertu de l'homme de bien; c'est un peintre qui outre tous les caractères, et qui perd le vrai de la nature en cherchant le merveilleux de l'art. Il veut paraître trop vertueux, mais c'est parce qu'il ne l'est pas assez; et la probité est toujours dans sa bouche, parce qu'elle n'est jamais dans son cœur. Malheureux de ne pas sentir que plus il fait l'éloge de sa droiture, moins on la croit véritable ; et que le

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