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suivi tout à coup, non d'une forme entière, mais

.Des membres affreux

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux,

est une sorte de changement d'état, de péripétie, qui donne au songe de Racine une beauté qui manque à celui de Virgile. Enfin cette ombre d'une mère qui se baisse vers le lit de sa fille comme pour s'y cacher, et qui se transforme tout à coup en os et en chairs meurtris, est une de ces beautés vagues, de ces circonstances effrayantes de la vraie nature du fantôme.

CHAP. XII.-SUITE DES MACHINES POÉTIQUES: VOYAGES DES DIEUX HOMERIQUES; SATAN ALLANT A LA DÉCOUVERTE DE LA CREATION.

Nous touchons à la dernière des machines poétiques, c'est-àdire aux voyages des êtres surnaturels. C'est une des parties du merveilleux dans laquelle Homère s'est montré le plus sublime. Tantôt il raconte que le char du dieu vole comme la pensée d'un voyageur qui se rappelle en un instant les lieux qu'il a parcourus; tantôt il dit:

Autant qu'un homme assis au rivage des mers
Voit, d'un roc élevé, d'espace dans les airs,
Autant des immortels les coursiers intrépides
En franchissent d'un saut'.

Quoi qu'il en soit du génie d'Homère et de la majesté de ses dieux, son merveilleux et sa grandeur vont encore s'éclipser devant le merveilleux du christianisme.

Satan, arrivé aux portes de l'enfer, que le Péché et la Mort lui ont ouvertes, se prépare à aller à la découverte de la création. Like a furnace mouth?.

The sudden view

Of all this world at once.

4. BOILEAU, dans Longin, chap. vII. — 2. Far. lost, book II, v. 888 1050; book III, v. 504-544. Des vers passés çà et là.

Les portes de l'enfer s'ouvrent.... vomissant, comme la bouche d'une fournaise, des flocons de fumée et des flammes rouges. Soudain, aux regards de Satan se dévoilent les secrets de l'antique abîme; océan sombre et sans bornes, où les temps, les dimensions et les lieux viennent se perdre, où l'ancienne Nuit et le Chaos, aïeux de la Nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu d'une éternelle guerre, et règnent par la confusion. Satan, arrêté sur le seuil de l'enfer, regarde dans le vaste gouffre, berceau et peut-être tombeau de la Nature; il pèse en lui-même les dangers du voyage. Bientôt, déployant ses ailes et repoussant du pied le seuil fatal, il s'élève dans des tourbillons de fumée. Porté sur ce siége nébuleux, longtemps il monte avec audace; mais la vapeur, graduellement dissipée, l'abandonne au milieu du vide. Surpris, il redouble en vain le mouvement de ses ailes, et, comme un poids mort, il tombe.

L'instant où je chante verrait encore sa chute, si l'explosion d'un nuage tumultueux rempli de soufre et de flamme ne l'eût lancé à des hauteurs égales aux profondeurs où il était descendu. Jeté sur des terres molles et tremblantes, à travers les éléments épais ou subtils.... il marche, il vole, il nage, il rampe. A l'aide de ses bras, de ses pieds, de ses ailes, il franchit les syrtes, les détroits, les montagnes. Enfin une universelle rumeur, des voix et des sons confus viennent avec violence assaillir son oreille. Il tourne aussitôt son vol de ce côté, résolu d'aborder l'Esprit inconnu de l'abîme, qui réside dans ce bruit, et d'apprendre de lui le chemin de la lumière.

Bientôt il aperçoit le trône du Chaos, dont le sombre pavillon s'étend au loin sur un gouffre immense. La Nuit, revêtue d'une robe noire, est assise à ses côtés : fille aînée des Etres, elle est l'épouse du Chaos. Le Hasard, le Tumulte, la Confusion, la Discorde aux mille bouches, sont les ministres de ces divinités ténébreuses. Satan paraît devant eux sans crainte.

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Esprits de l'abîme, leur dit-il, Chaos, et vous, antique Nuit, je ne viens point pour épier les secrets de vos royaumes........ Apprenez-moi le chemin de la lumière, » etc.

Le vieux Chaos répond en mugissant: « Je te connais, ô étranger!.... Un monde nouveau pend au-dessus de mon empire, du côté où tes légions tombèrent. Vole, et hàte-toi d'accomplir tes desseins. Ravages, dépouilles, ruines, vous êtes les espérances du Chaos! >

Il dit; Satan, plein de joie.... s'élève avec une nouvelle vigueur; il perce, comme une pyramide de feu, l'atmosphère ténébreuse.... Enfin l'influence sacrée de la lumière commence se faire sentir. Parti des murailles du ciel, un rayon pousse au loin dans le sein des ombres une douteuse et tremblante aurore; ici la nature commence, et le Chaos se retire. Guidé par ces mobiles blancheurs, Satan, comme un vaisseau longtemps battu de la tempête, reconnaît le port avec

joie, et glisse plus doucement sur les vagues calmées. A mesure qu'il avance vers le jour, l'empyrée, avec ses tours d'opale et ses portes de vivants saphirs, se découvre à sa vue.

Enfin il aperçoit au loin une haute structure, dont les marches magnifiques s'élèvent jusqu'aux remparts du ciel.... Perpendiculairement au pied des degrés mystiques s'ouvre un passage vers la terre.... Satan s'élance sur la dernière marche, et, plongeant tout à coup ses regards dans les profondeurs au-dessous de lui, il découvre avec un immense étonnement tout l'univers à la fois.

Pour tout homme impartial, une religion qui a fourni un tel merveilleux, et qui de plus a donné l'idée des amours d'Adam et d'Ève, n'est pas une religion antipoétique. Qu'est-ce que Junon allant aux bornes de la terre en Éthiopie, auprès de Satan remontant du fond du chaos jusqu'aux frontières de la nature? Il y a même dans l'original un effet singulier que nous n'avons pu rendre, et qui tient pour ainsi dire au défaut général du morceau : les longueurs que nous avons retranchées semblent allonger la course du prince des ténèbres, et donner au lecteur un sentiment vague de cet infini au travers duquel il a passé.

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Entre plusieurs différences qui distinguent l'enfer chrétien du Tartare, une surtout est remarquable: ce sont les tourments qu'éprouvent eux-mêmes les démons. Pluton, les Juges, les Parques et les Furies ne souffraient point avec les coupables. Les douleurs de nos puissances infernales sont donc un moyen de plus pour l'imagination, et conséquemment un avantage poétique de notre enfer sur l'enfer des anciens.

Dans les champs Cimmériens de l'Odyssée, le vague des lieux, les ténèbres, l'incohérence des objets, la fosse où les ombres viennent boire le sang, donnent au tableau quelque chose de formidable, et qui peut-être ressemble plus à l'enfer chrétien que le Ténare de Virgile. Dans celui-ci l'on remarque les progrès des dogmes philosophiques de la Grèce. Les Parques, le Cocyte, le Styx, se retrouvent dans les ouvrages de Platon. Là commence une distribution de châtiments et de récompenses in

connue à Homère. Nous avons déjà fait remarquer1 que le malheur, l'indigence et la faiblesse étaient, après le trépas, relégués par les païens dans un monde aussi pénible que celui-ci. La religion de Jésus-Christ n'a point ainsi sevré nos âmes. Nous savons qu'au sortir de ce monde de tribulations, nous autres misérables, nous trouverons un lieu de repos, et, si nous avons eu soif de la justice dans le temps, nous en serons rassasiés dans l'éternité. Sitiunt justitiam.... ipsi saturabuntur a.

Si la philosophie est satisfaite, il ne nous sera pas très-difficile peut-être de convaincre les muses. A la vérité nous n'avons point d'enfer chrétien traité d'une manière irréprochable. Ni le Dante, ni le Tasse, ni Milton, ne sont parfaits dans la peinture des lieux de douleur. Cependant quelques morceaux excellents, échappés à ces grands maîtres, prouvent que, si toutes les parties du tableau avaient été retouchées avec le même soin, nous posséderions des enfers aussi poétiques que ceux d'Homère et de Virgile.

CHAP. XIV. PARALLELE DE L'ENFER ET DU TARTARE.

Entrée de l'Averne; Porte de l'Enfer du Dante; Didon;

Françoise de Rimini; Tourments des Coupables.

L'entrée de l'Averne, dans le sixième livre de l'Énéide offre des vers d'un travail achevé.

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram,
Perque domos Ditis vacuas et inania regna........
Pallentesque habitant Morbi, tristisque Senectus,
Et Metus, et malesuada Fames, et turpis Egestas,
Terribiles visu formæ; Letumque Labosque;
Tum consanguineus Leti Sopor, et mala mentis
Gaudia....

4. Première partie, sixième livre.

(Lib. VI, v. 268 et seq.)

2. L'injustice des dogmes infernaux était si manifeste chez les anciens, que Virgile même n'a pu s'empêcher de le remarquer :

...

Sortemque animo miseratus iniquam.

(En., lib. VI, v. 332J

Il suffit de savoir lire le latin pour être frappé de l'harmonie lugubre de ces vers. Vous entendez d'abord mugir la caverne où marchent la Sibylle et Énée : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram; puis tout à coup vous entrez dans des espaces déserts, dans les royaumes du vide; Perque domos Ditis vacuas et inania regna. Viennent ensuite des syllabes sourdes et pesantes, qui rendent admirablement les pénibles soupirs des enfers. Tristisque Senectus, et Metus.... Letumque Labosque; consonnances qui prouvent que les anciens n'ignoraient pas l'espèce de beauté attachée à la rime. Les Latins, ainsi que les Grecs, employaient la répétition des sons dans les peintures pastorales et dans les harmonies tristes.

Le Dante, comme Énée, erre d'abord dans une forêt qui cache l'entrée de son enfer; rien n'est plus effrayant que cette solitude. Bientôt il arrive à la porte, où se lit la fameuse inscription:

Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell' eterno dolore;
Per me si va tra la perduta gente.

Lasciate ogni speranza, voi ch' entrate.

Voilà précisément la même sorte de beautés que dans le poëte latin. Toute oreille sera frappée de la cadence monotone de ces rimes redoublées, où semble retentir et expirer cet éternel cri de douleur qui remonte du fond de l'abîme. Dans les trois per me si va on croit entendre le glas de l'agonie du chrétien. Le lasciate ogni speranza est comparable au plus grand trait de l'enfer de Virgile.

Milton, à l'exemple du poète de Mantoue, a placé la Mort à l'entrée de son enfer (Letum), et le Péché, qui n'est que le mala mentis gaudia, les joies coupables du cœur ; il décrit ainsi la première :

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L'autre forme, si l'on peut appeler de ce nom ce qui n'avait point de formes, se tenait debout à la porte. Elle était sombre comme la nuit, hagarde comme dix Furies; sa main brandissait un dard affreux.

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