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CHAP. VI.

- DES ESPRITS DE TÉNÈBRES.

Les dieux du polythéisme, à peu près égaux en puissance, partageaient les mêmes haines et les mêmes amours. S'ils se trouvaient quelquefois opposés les uns aux autres, c'était seulement dans les querelles des mortels : ils se réconciliaient bientôt en buvant le nectar ensemble.

Le christianisme, au contraire, en nous instruisant de la vraie constitution des êtres surnaturels, nous a montré l'empire de la vertu éternellement séparé de celui du vice. Il nous a révélé des esprits de ténèbres machinant sans cesse la perte du genre humain, et des esprits de lumière uniquement occupés des moyens de le sauver. De là un combat éternel, dont l'imagination peut tirer une foule de beautés.

Ce merveilleux, d'un fort grand caractère, en fournit ensuite un second d'une moindre espèce, à savoir: la magic. Celle-ci a été connue des anciens1; mais sous notre culte elle a acquis, comme machine poétique, plus d'importance et d'étendue. Toutefois on doit en user sobrement, parce qu'elle n'est pas d'un goût assez pur : elle manque surtout de grandeur; car, en empruntant quelque chose de son pouvoir aux hommes, ceux-ci lui communiquent leur petitesse.

Un autre trait distinctif de nos êtres surnaturels, surtout chez les puissances infernales, c'est l'attribution d'un caractère. Nous verrons incessamment quel usage Milton a fait du caractère d'orgueil, donné par le christianisme au prince des ténèbres. Le poëte, pouvant en outre attacher un ange du mal à chaque vice, dispose ainsi d'un essaim de divinités infernales. Il a même alors la véritable allégorie, sans avoir la sécheresse qui l'ac

1. La magie des anciens différait en ceci de la nôtre, qu'elle s'opérait par les seules vertus des plantes et des philtres, tandis que parmi nous elle découle d'une puissance surnaturelle, quelquefois bonne, mais presque toujours méchante. On sent qu'il n'est pas ici question de la partie historique et philosophique de la magie considérée comme l'art des mages.

compagne, ces esprits pervers étant en effet des êtres réels, et tels que la religion nous permet de les croire.

Mais si les démons se multiplient autant que les crimes des hommes, ils peuvent aussi présider aux accidents terribles de la nature; tout ce qu'il y a de coupable et d'irrégulier dans le monde moral et dans le monde physique est également de leur ressort. Il faudra seulement prendre garde, en les mêlant aux tremblements de terre, aux volcans ou aux ombres d'une forêt, de donner à ces scènes un caractère majestueux. Il faut qu'avec un goût exquis le poëte sache faire distinguer le tonnerre du Très-Haut du vain bruit que fait éclater un esprit perfide; que le foudre ne s'allume que dans la main de Dieu; qu'il ne brille jamais dans une tempête excitée par l'enfer, que celle-ci soit toujours sombre et sinistre; que les nuages n'en soient point rougis par la colère et poussés par le vent de la justice, mais que leurs teintes soient blafardes et livides, comme celles du désespoir, et qu'ils ne se meuvent qu'au souffle impur de la haine. On doit sentir dans ces orages une puissance forte seulement pour détruire; on y doit trouver cette incohérence, ce désordre, cette sorte d'énergie du mal, qui a quelque chose de disproportionné et de gigantesque, comme le chaos dont elle tire son origine.

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Il est certain que les poëtes n'ont pas su tirer du merveilleux chrétien tout ce qu'il peut fournir aux muses. On se moque des saints et des anges; mais les anciens eux-mêmes n'avaient-ils pas leurs demi-dieux? Pythagore, Platon, Socrate, recommandent le culte de ces hommes qu'ils appellent des héros. Honore les héros pleins de bonté et de lumière, dit le premier dans ses Vers Dorés. Et, pour qu'on ne se méprenne pas à ce nom de héros, Hiéroclès l'interprète exactement comme le christianisme explique le nom de saint. « Ces héros pleins de bonté et de lumière pensent toujours à leur Créateur, et sont tout éclatants de la lumière qui rejaillit de la félicité dont ils jouissent en

lui. » Et plus loin : « Héros vient d'un mot grec qui signifie amour, pour marquer que, pleins d'amour pour Dieu, les héros ne cherchent qu'à nous aider à passer de cette vie terrestre à une vie divine, et à devenir citoyens du ciel'. » Les Pères de l'Église appellent à leur tour les saints des héros : c'est ainsi qu'ils disent que le baptême est le sacerdoce des laïques, et qu'il fait de tous les chrétiens des rois et des prétres de Dieu.

Et sans doute ce sont des héros, ces martyrs qui, domptant les passions de leurs cœurs et bravant la méchanceté des hommes, ont mérité par ces travaux de monter au rang des puissances célestes. Sous le polythéisme, des sophistes ont paru quelquefois plus moraux que la religion de leur patrie; mais parmi nous jamais un philosophe, si sage qu'il ait été, n'a pu s'élever au-dessus de la morale chrétienne. Tandis que Socrate honorait la mémoire des justes, la paganisme offrait à la vénération des peuples des brigands dont la force corporelle était la seule vertu, et qui s'étaient souillés de tous les crimes. Si quelquefois on accordait l'apothéose aux bons rois, Tibère et Néron avaient aussi leurs prêtres et leurs temples. Sacrés mortels que l'Église de Jésus-Christ nous commande d'honorer, vous n'étiez ni des forts ni des puissants entre les hommes ! Nés souvent dans la cabane du pauvre, vous n'avez étalé aux yeux du monde que d'humbles jours et d'obscurs malheurs ! N'entendra-t-on jamais que des blasphèmes contre une religion qui, déifiant l'indigence, l'infortune, la simplicité et la vertu, a fait tomber à leurs pieds la richesse, le bonheur, la grandeur et le vice?

Et qu'ont donc de si odieux à la poésie ces solitaires de la Thébaïde, avec leur bâton blanc et leur habit de feuille de palmier? Les oiseaux du ciel les nourrissent, les lions portent leurs messages ou creusent leurs tombeaux"; en commerce familier avec les anges, ils remplissent de miracles les déserts où

1. HIEROCL., Comm. in Pyth.; trad. de Dac., tome II, p. 29. 2. HIERON., Dial. c. Lucif., tome II, p. 136. -3. HIERON., in Vit. 4. THEOD., Hist. Rel., cap. vi. 5. HIERON., in Vit. Paul.

Paul.

fut Memphis'. Horeb et Sinaï, le Carmel et le Liban, le torrent de Cédron et la vallée de Josaphat, redisent encore la gloire de l'habitant de la cellule et de l'anachorète du rocher. Les muses aiment à rêver dans ces monastères remplis des ombres d'Antoine, de Pacôme, de Benoît, de Basile. Les premiers apôtres prêchant l'Évangile aux premiers fidèles dans les catacombes ou sous le dattier de Béthanie n'ont pas paru à Michel-Ange et à Raphaël des sujets si peu favorables au génie.

Nous tairons à présent, parce que nous en parlerons dans la suite, ces bienfaiteurs de l'humanité qui fondèrent les hôpitaux et se vouèrent à la pauvreté, à la peste, à l'esclavage, pour secourir des hommes; nous nous renfermerons dans les seules Écritures, de peur de nous égarer dans un sujet si vaste et si intéressant. Josué, Élie, Isaïe, Jérémie, Daniel, tous ces prophètes enfin qui vivent d'une éternelle vie, ne pourraient-ils pas faire entendre dans un poëme leurs sublimes lamentations? L'urne de Jérusalem ne se peut-elle encore remplir de leurs larmes? N'y a-t-il plus de saules de Babylone pour y suspendre les harpes détendues? Pour nous, qui à la vérité ne sommes pas poëte, il nous semble que ces enfants de la vision feraient d'assez beaux groupes sur les nuées : nous les peindrions avec une tête flamboyante; une barbe argentée descendrait sur leur poitrine immortelle, et l'esprit divin éclaterait dans leurs regards.

Mais quel essaim de vénérables ombres, à la voix d'une muse chrétienne, se réveille dans la caverne de Membré? Abraham, Isaac, Jacob, Rebecca, et vous tous, enfants de l'Orient, rois, patriarches, aïeux de Jésus-Christ, chantez l'antique alliance de Dieu et des hommes! Redites-nous cette histoire chère au ciel, l'histoire de Joseph et de ses frères. Le chœur des saints rois, David à leur tête; l'armée des confesseurs et des martyrs vêtus de robes éclatantes nous offriraient aussi leur merveilleux. Ces derniers présentent au pinceau le genre tragique dans sa plus grande élévation; après la peinture

4. Nous passerons rapidement sur ces solitaires, parce que nous en parlerons ailleurs.

de leurs tourments, nous dirions ce que Dieu fit pour ces victimes, et le don des miracles dont il honora leurs tombeaux.

Nous placerions auprès de ces illustres chœurs les chœurs des vierges célestes, les Geneviève de Brabant, les Pulchérie, les Rosalie, les Cécile, les Lucile, les Isabelle, les Eulalie. Le merveilleux du christianisme est plein de concordance ou de contrastes gracieux. On sait comment Neptune,

...S'élevant sur la mer,

D'un mot calme les flots....

Nos dogmes fournissent un autre genre de poésie. Un vaisseau est prêt à périr: l'aumônier, par des paroles qui délient les âmes, remet à chacun la peine de ses fautes; il adresse au ciel la prière qui, dans un tourbillon, envoie l'esprit du naufragé au Dieu des orages. Déjà l'Océan se creuse pour engloutir les matelots; déjà les vagues, élevant leur triste voix entre les rochers, semblent commencer les chants funèbres; tout à coup un trait de lumière perce la tempête : l'Étoile des mers, Marie, patronne des mariniers, paraît au milieu de la nue. Elle tient son enfant dans ses bras, et calme les flots par un sourire charmante religion, qui oppose à ce que la nature a de plus terrible ce que le ciel a de plus doux ! aux tempêtes de l'Océan, un petit enfant et une tendre mère !

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Tel est le merveilleux qu'on peut tirer de nos saints, sans parler des diverses histoires de leur vie. On découvre ensuite dans la hiérarchie des anges, doctrine aussi ancienne que le monde, mille tableaux pour le poëte. Non-seulement les messagers du Très-Haut portent ses décrets d'un bout de l'univers à l'autre; non-seulement ils sont les invisibles gardiens des hommes, ou prennent pour se manifester à eux les formes les plus aimables; mais encore la religion nous permet d'attacher des anges protecteurs à la belle nature ainsi qu'aux sentiments vertueux. Quelle innombrable troupe de divinités vient tout à coup peupler les mondes !

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