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POLYEUCTE.

Vous préférez le monde à la bonté divine, etc., etc.

Voilà ces admirables dialogues, à la manière de Corneille, où la franchise de la repartie, la rapidité du tour et la hauteur des sentiments ne manquent jamais de ravir le spectateur. Que Polyeucte est sublime dans cette scène! Quelle grandeur d'âme, quel divin enthousiasme, quelle dignité ! La gravité et la noblesse du caractère chrétien sont marquées jusque dans ces vous opposés aux tu de la fille de Félix: cela seul met déjà tout un monde entre le martyr Polyeucte et la païenne Pauline.

Enfin, Corneille a déployé la puissance de la passion chrétienne dans ce dialogue admirable et toujours applaudi, comme parle Voltaire.

Félix propose à Polyeucte de sacrifier aux faux dieux; Polyeucte le refuse.

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Tu l'es? O cœur trop obstiné!

Soldats, exécutez l'ordre que j'ai donné.

Où le conduisez-vous?

PAULINE.

FÉLIX.

A la mort.

POLYEUCTE.

A la gloire.

Ce mot, je suis chrétien, deux fois répété, égale les plus beaux mots des Horaces. Corneille, qui se connaissait si bien en sublime, a senti que l'amour pour la religion pouvait s'é

lever au dernier degré d'enthousiasme, puisque le chrétien aime Dieu comme la souveraine beauté, et le ciel comme sa patrie.

Qu'on essaye maintenant de donner à un idolâtre quelque chose de l'ardeur de Polyeucte. Sera-ce pour une déesse impudique qu'il se passionnera, ou pour un dieu abominable qu'il courra à la mort? Les religions qui peuvent échauffer les âmes sont celles qui se rapprochent plus ou moins du dogme de l'unité d'un Dieu; autrement, le cœur et l'esprit, partagés entre une multitude de divinités, ne peuvent aimer fortement ni les unes ni les autres. Il ne peut, en outre, y avoir d'amour durable que pour la vertu: la passion dominante de l'homme sera toujours la vérité; quand il aime l'erreur, c'est que cette erreur, au moment qu'il y croit, est pour lui comme une chose vraie. Nous ne chérissons pas le mensonge, bien que nous y tombions sans cesse; cette faiblesse ne nous vient que de notre dégradation originelle; nous avons perdu la puissance en conservant le désir, et notre cœur cherche encore la lumière que nos yeux n'ont plus la force de supporter.

La religion chrétienne, en nous rouvrant, par les mérites du Fils de l'Homme, les routes éclatantes que la mort avait couvertes de ses ombres, nous a rappelés à nos primitives amours. Héritier des bénédictions de Jacob, le chrétien brûle d'entrer dans cette Sion céleste, vers qui montent ses soupirs. Et c'est cette passion que nos poëtes peuvent chanter, à l'exemple de Corneille; source de beautés que les anciens temps n'ont point connue, et que n'auraient pas négligée les Sophocle et les Euripide.

CHAP. IX. - DU VAGUE DES PASSIONS.

Il reste à parler de l'état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que

sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments, rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite, avec un cœur plein, un monde vide; et, sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout.

L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable; le cœur se retourne et se replie en cent manières, pour employer des forces qu'il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble: une grande existence politique, les jeux du gymnase et du champ de Mars, les affaires du forum et de la place publique remplissaient leurs moments et ne laissaient aucune place aux ennuis du

cœur.

D'une autre part, ils n'étaient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux craintes sans objet, à la mobilité des idées et des sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n'est qu'un dégoût constant; dispositions que nous acquérons dans la société des femmes. Les femmes, indépendamment de la passion directe qu'elles font naître chez les peuples modernes, influent encore sur les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un certain abandon qu'elles font passer dans la nôtre; elles rendent notre caractère d'homme moins décidé ; et nos passions, amollies par le mélange des leurs, prennent à la fois quelque chose d'incertain et de tendre.

Enfin les Grecs et les Romains, n'étendant guère leurs regards au delà de la vie et ne soupçonnant point des plaisirs plus parfaits que ceux de ce monde, n'étaient point portés, comme nous, aux méditations et aux désirs par le caractère

de leur culte. Formée pour nos misères et pour nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes; et, par ce moyen, elle fait dans le cœur une source de maux présents et d'espérances lointaines, d'où découlent d'inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes, et qui ne se repose qu'au tombeau. Le monde n'est point l'objet de ses vœux, car il sait que l'homme vit peu de jours et que cet objet lui échapperait vite.

Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux ce dégoût des choses de la vie. L'invasion des barbares y mit le comble, et l'esprit humain en reçut une impression de tristesse, et peut-être même une teinte de misanthropie, qui ne s'est jamais bien effacée. De toutes parts s'élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde, et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Mais, de nos jours, quand les monastères ou la vertu qui y conduit ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde: alors elles sont devenues la proie de mille chimères; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un cœur solitaire'.

4. Ici se trouvait l'épisode de René, formant le quatrième livre de la seconde partie du Génie du Christianisme.

LIVRE QUATRIÈME.

DU MERVEILLEUX OU DE LA POÉSIE DANS SES RAPPORTS AVEC LES ÊTRES SURNATURELS.

CHAPITRE PREMIER.

QUE LA MYTHOLOGIE RAPETISSAIT LA NATURE; QUE LES ANCIENS N'AVAIENT POINT DE POESIE PROPREMENT DITE DESCRIPTIVE.

Nous avons fait voir dans les livres précédents que le christianisme, en se mêlant aux affections de l'âme, a multiplié les ressorts dramatiques. Encore une fois, le polythéisme ne s'occupait point des vices et des vertus; il était totalement séparé de la morale. Or, voilà un côté immense que la religion chrétienne embrasse de plus que l'idolâtrie. Voyons si, dans ce qu'on appelle le merveilleux, lle ne le dispute point en beauté à la mythologie même.

Nous ne nous dissimulons pas que nous avons à combattre ici un des plus anciens préjugés de l'école. Les autorités sont contre nous, et l'on peut nous citer vingt vers de l'Art poétique qui nous condamnent :

Et quel objet enfin à présenter aux yeux, etc.

C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus, etc.

Quoi qu'il en soit, il n'est pas impossible de soutenir que la mythologie si vantée, loin d'embellir la nature, en détruit les véritables charmes, et nous croyons que plusieurs littérateurs distingués sont à présent de cet avis.

Le plus grand' et le premier vice de la mythologie était d'abord de rapetisser la nature et d'en bannir la vérité. Une preuve incontestable de ce fait, c'est que la poésie que nous appelons descriptive a été inconnue de l'antiquité; les poëtes même qui ont chanté la nature, comme Hésiode, Théocrite et Virgile,

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