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que, cet œil qui m'est plus cher que la vie. Hélas! que ma mère ne m'a-t-elle donné, comme au poisson, des rames légères pour fendre les ondes! Oh! comme je descendrais vers ma Galatée! comme je baiserais sa main si elle me refusait ses lèvres! Oui, je te porterais ou des lis blancs, ou de tendres pavots à feuilles de pourpre : les premiers croissent en été, et les autres fleurissent en hiver; ainsi je ne pourrais te les offrir en même temps....

C'était de la sorte que Polyphème appliquait sur la blessure de son cœur le dictame immortel des Muses, soulageant ainsi plus doucement sa vie que par tout ce qui s'achète au poids de l'or.

Cette idylle respire la passion. Le poëte ne pouvait faire un choix de mots plus délicats ni plus harmonieux. Le dialecte dorique ajoute encore à ces vers un ton de simplicité qu'on ne peut faire passer dans notre langue. Par le jeu d'une multitude d'A, et d'une prononciation large et ouverte, on croirait sentir le calme des tableaux de la nature et entendre le parler naïf d'un pasteur'.

Observez ensuite le naturel des plaintes du Cyclope. Poly

1. On peut remarquer que la première voyelle de l'alphabet se trouve dans presque tous les mots qui peignent les scènes de la campagne, comme dans charrue, vache, cheval, labourage, vallée, montagne, arbre, pâturage, laitage, etc., et dans les épithètes qui accompagnent ordinairement ces mots, telles que pesante, champêtre, laborieux, grasse, agreste, frais, délectable, etc. Cette observation tombe avec la même justesse sur tous les idiomes connus. La lettre A ayant été découverte la première, comme étant la première émission naturelle de la voix, les hommes, alors pasteurs, l'ont employée dans les mots qui composaient le simple dictionnaire de leur vie. L'égalité de leurs mœurs et le peu de variété de leurs idées, nécessairement teintes des images des champs, devaient aussi rappeler le retour des mêmes sons dans le langage. Le son de l'A convient au calme d'un cœur champêtre et à la paix des tableaux rustiques. L'accent d'une âme passionnée est aigu, sifflant, précipité; l'A est trop long pour elle: il faut une bouche pastorale, qui puisse prendre le temps de le prononcer avec lenteur. Mais toutefois il entre fort bien encore dans les plaintes, dans les larmes amoureuses, et dans les naïfs hélas d'un chevrier. Enfin, la nature fait entendre cette lettre rurale dans ses bruits, et une oreille attentive peut la reconnaître diversement accentuée dans les murmures de certains ombrages, comme dans celui du tremble et du lierre, dans la première voix ou dans la finale du bêlement des troupeaux, et, la nuit, dans les aboiements du chien rustique.

phème parle du cœur, et l'on ne se doute pas un moment que ses soupirs ne sont que l'imitation d'un poëte. Avec quelle naïveté passionnée le malheureux amant ne fait-il point la peinture de sa propre laideur? Il n'y a pas jusqu'à cet œil effroyable dont Théocrite n'ait su tirer un trait touchant; tant est vraie la remarque d'Aristote, si bien rendue par ce Despréaux, qui eut du génie à force d'avoir de la raison :

D'un pinceau délicat l'artifice agréable

Du plus affreux objet fait un objet aimable.

On sait que les modernes, et surtout les Français, ont peu réussi dans le genre pastoral1. Cependant Bernardin de SaintPierre nous semble avoir surpassé les bucoliastes de l'Italie et de la Grèce. Son roman, ou plutôt son poëme de Paul et Virginie, est du petit nombre de ces livres qui deviennent assez antiques en peu d'années pour qu'on ose les citer sans craindre de compromettre son jugement.

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Le vieillard, assis sur la montagne, fait l'histoire des deux familles exilées ; il raconte les travaux, les amours, les soucis de leur vie :

Paul et Virginie n'avaient ni horloges, ni almanachs, ni livres de chronologie, d'histoire et de philosophie. Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour par l'ombre des arbres; les saisons, par le temps où elles donnent leurs fleurs ou leurs fruits; et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans

1. La Révolution nous a enlevé un homme qui promettait un rare talent dans l'églogue : c'était M. André Chénier. Nous avons vu de lui un recueil d'idylles manuscrites, où l'on trouve des choses dignes de Théocrite. Cela explique le mot de cet infortuné jeune homme sur l'échafaud; disait, en se frappant le front: Mourir! j'avais quelque chose là! C'était la Muse qui lui révélait son talent au moment de la mort.

2. Il eût été peut-être plus exact de comparer Daphnis et Chloé à Paul et Virginie; mais ce roman est trop libre pour être cité.

leurs conversations. « Il est temps de dîner, disait Virginie à sa famille, les ombres des bananiers sont à leurs pieds; ou bien: «< La nuit s'approche, les tamarins ferment leurs feuilles.» « Quand viendrez-vous nous voir ? lui disaient quelques amies du voisinage?-Aux cannes de sucre, répondait Virginie.-Votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable,» reprenaient ces jeunes filles. Quand on l'interrogeait sur son âge et sur celui de Paul: « Mon frère, disaitelle, est de l'âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs, depuis que je suis au monde.»> Leur vie semblait attachée à celle des arbres, comme celle des faunes et des dryades. Ils ne connaissaient d'autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d'autre chronologie que celle de leurs vergers, et d'autre philosophie que de faire du bien à tout le monde et de se résigner à la volonté de Dieu...

...

...

Quelquefois, seul avec elle (Virginie), il (Paul) lui disait au retour de ses travaux : « Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse. Quand, du haut de la montagne, je t'aperçois au fond de ce vallon, tu me parais, au milieu de nos vergers, comme un bouton de rose........ Quoique je te perde de vue à travers les arbres, je n'ai pas besoin de te voir pour te retrouver quelque chose de toi que je ne puis dire reste pour moi dans l'air où tu passes, sur l'herbe où tu t'assieds... Dis-moi par quel charme tu as pu m'enchanter. Est-ce par ton esprit? Mais nos mères en ont plus que nous deux. Est-ce par tes caresses? Mais elles m'embrassent plus souvent que toi. Je crois que c'est par ta bonté. Tiens, ma bien-aimée, prends cette branche fleurie de citronnier, que j'ai cueillie dans la forêt, tu la mettras la nuit près de ton lit. Mange ce rayon de miel, je l'ai pris pour toi au haut d'un rocher; mais auparavant repose-toi sur mon sein, et je serai délassé. »

Virginie lui répondait : « O mon frère! les rayons du soleil au matin, au haut de ces rochers, me donnent moins de joie que ta présence..

Tu me demandes pourquoi tu m'aimes; mais tout ce qui a été élevé ensemble s'aime. Vois nos oiseaux : élevés dans les mêmes nids, ils s'aiment comme nous; ils sont toujours ensemble comme nous. Ecoute comme ils s'appellent et se répondent d'un arbre à un autre. De même, quand l'écho me fait entendre les airs que tu joues sur ta flûte, j'en répète les paroles au fond de ce vallon.

Je prie Dieu tous les jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi, pour nos pauvres serviteurs; mais, quand je prononce ton nom, il me semble que ma dévotion augmente. Je demande si instamment à

Dieu qu'il ne t'arrive pas de mal! Pourquoi vas-tu si loin et si haut me chercher des fruits et des fleurs? N'en avons-nous pas assez dans le jardin ? Comme te voilà fatigué! tu es tout en nage. » Et avec son petit mouchoir blanc elle lui essuyait le front et les joues, et elle lui donnait plusieurs baisers.

Ce qu'il nous importe d'examiner dans cette peinture, ce n'est pas pourquoi elle est supérieure au tableau de Galatée (supériorité trop évidente pour n'être pas reconnue de tout le monde), mais pourquoi elle doit son excellence à la religion, et, en un mot, comment elle est chrétienne.

Il est certain que le charme de Paul et Virginie consiste en une certaine morale mélancolique qui brille dans l'ouvrage, et qu'on pourrait comparer à cet éclat uniforme que la lune répand sur une solitude parée de fleurs. Or, quiconque a médité l'Evangile doit convenir que ses préceptes divins ont précisément ce caractère triste et tendre. Bernardin de Saint-Pierre, qui, dans ses Études de la Nature, cherche à justifier les voies de Dieu et à prouver la beauté de la religion, a dû nourrir son génie de la lecture des livres saints. Son églogue n'est si touchante que parce qu'elle représente deux familles chrétiennes exilées, vivant sous les yeux du Seigneur, entre sa parole dans la Bible et ses ouvrages dans le désert. Joignez-y l'indigence et ces infortunes de l'âme dont la religion est le seul remède, et vous aurez tout le sujet du poëme. Les personnages sont aussi simples que l'intrigue ce sont deux beaux enfants dont on aperçoit le berceau et la tombe, deux fidèles esclaves et deux pieuses maîtresses. Ces honnêtes gens ont un historien digne de leur vie : un vieillard demeuré seul dans la montagne, et qui survit à ce qu'il aima, raconte à un voyageur les malheurs de ses amis, sur les débris de leurs cabanes.

Ajoutons que ces bucoliques australes sont pleines du souvenir des Écritures. Là c'est Ruth, là Séphora, ici Éden et nos premiers pères ces sacrées réminiscences vieillissent pour ainsi dire les mœurs du tableau, en y mêlant les mœurs de l'antique Orient. La messe, les prières, les sacrements, les có

rémonies de l'Église, que l'auteur rappelle à tous moments, augmentent aussi les beautés religieuses de l'ouvrage. Le songe de Mme de la Tour n'est-il pas essentiellement lié à ce que nos dogmes ont de plus grand et de plus attendrissant? On reconnast encore le chrétien dans ces préceptes de résignation à la volonté de Dieu, d'obéissance à ses parents, de charité envers les pauvres, en un mot, dans cette douce théologie que respire le poëme de Bernardin de Saint-Pierre. Il y a plus; c'est en effet la religion qui détermine la catastrophe: Virginie meurt pour conserver une des premières vertus recommandées par l'Évangile. Il eût été absurde de faire mourir une Grecque pour ne vouloir pas dépouiller ses vêtements. Mais l'amante de Paul est une vierge chrétienne, et le dénoûment, ridicule sous une croyance moins pure, devient ici sublime.

Enfin, cette pastorale ne ressemble ni aux idylles de Théocrite, ni aux églogues de Virgile, ni tout à fait aux grandes scènes rustiques d'Hésiode, d'Homère et de la Bible; mais elle rappelle quelque chose d'ineffable, comme la parabole du bon Pasteur, et l'on sent qu'il n'y a qu'un chrétien qui ait pu soupirer les évangéliques amours de Paul et de Virginie.

On nous fera peut-être une objection: on dira que ce n'est pas le charme emprunté des livres saints qui donne à Bernardin de Saint-Pierre la supériorité sur Théocrite, mais son talent pour peindre la nature. Eh bien! nous répondrons qu'il doit encore ce talent, ou du moins le développement de ce talent, au christianisme; car cette religion, chassant de petites divinités des bois et des eaux, a seule rendu au poëte la liberté de représenter les déserts dans leur majesté primitive. C'est ce que nous essayerons de prouver quand nous traiterons de la mythologie; à présent nous allons continuer notre examen des passions.

CHAP. VIII.

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LA RELIGION CHRÉTIENNE CONSIDEREE ELLE-MÊME COMME PASSION.

Non contente d'augmenter le jeu des passions dans le drame

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