Page images
PDF
EPUB

Si nous trouvons tant de charmes à révéler nos peines à quelque homme supérieur, à quelque conscience tranquille qui nous fortifie et nous fasse participer au calme dont elle jouit, quelles délices n'est-ce pas de parler de passions à l'Être impassible que nos confidences ne peuvent troubler, de faiblesse à l'Être tout-puissant qui peut nous donner un peu de sa force! On conçoit les transports de ces hommes saints, qui, retirés sur le sommet des montagnes, mettaient toute leur vie aux pieds de Dieu, perçaient à force d'amour les voûtes de l'éternité, et parvenaient à contempler la lumière primitive. Julie, sans le savoir, approche de sa fin, et les ombres du tombeau, qui commencent à s'entr'ouvrir pour elle, laissent éclater à ses yeux un rayon de l'excellence divine. La voix de cette femme mourante est douce et triste; ce sont les derniers bruits du vent qui va quitter les forêts, les derniers murmures d'une mer qui déserte ses rivages.

La voix d'Héloïse a plus de force. Femme d'Abeilard, elle vit, et elle vit pour Dieu. Ses malheurs ont été aussi imprévus que terribles. Précipitée du monde au désert, elle est entrée soudaine, et avec tous ses feux, dans les glaces monastiques. La religion et l'amour exercent à la fois leur empire sur son cœur: c'est la nature rebelle saisie toute vivante par la grâce, et qui se débat vainement dans les embrassements du ciel. Donnez Racine pour interprète à Héloïse, et le tableau de ses souffrances va mille fois effacer celui des malheurs de Didon par l'effet tragique, le lieu de la scène, et je ne sais quoi de formidable que le christianisme imprime aux objets où il mêle sa grandeur.

Hélas! tels sont les lieux où, captive, enchaînée,
Je traîne dans les pleurs ma vie infortunée.
Cependant, Abeilard, dans cet affreux séjour,
Mon cœur s'enivre encor du poison de l'amour.
Je n'y dois mes vertus qu'à ta funeste absence,
Et j'ai maudit cent fois ma pénible innocence.

O funeste ascendant! 8 joug impérieux!

Quels sont donc mes devoirs, et qui suis-je en ces lieux?
Perfide! de quel nom veux-tu que l'on te nomme ?
Toi l'épouse d'un Dieu, tu brûles pour un homme!
Dieu cruel, prends pitié du trouble où tu me vois.
A mes sens mutinės ose imposer tes lois.

Le pourras-tu? grand Dieu! Mon désespoir, mes larmes,
Contre un cher ennemi te demandent des armes;

Et cependant, livrée à de contraires vœux,

Je crains plus tes bienfaits que l'excès de mes feux1!

Il était impossible que l'antiquité fournit une pareille scène, parce qu'elle n'avait pas une pareille religion. On aura beau prendre pour héroïne une vestale grecque ou romaine, jamais on n'établira ce combat entre la chair et l'esprit, qui fait le merveilleux de la position d'Héloïse, et qui appartient au dogme et à la morale du christianisme. Souvenez-vous que vous voyez ici réunies la plus fougueuse des passions et une religion menaçante qui n'entre jamais en traité avec nos penchants. Héloïse aime, Héloïse brûle; mais là s'élèvent des murs glacés; là tout s'éteint sous des marbres insensibles; là des flammes éternelles ou des récompenses sans fin attendent sa chute ou son triomphe. Il n'y a point d'accommodement à espérer : la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la même âme. Didon ne perd qu'un amant ingrat. Oh! qu'Héloïse est travaillée d'un tout autre soin! il faut qu'elle choisisse entre Dieu et un amant fidèle, dont elle a causé les malheurs ! Et qu'elle ne croie pas pouvoir détourner secrètement au profit d'Abeilard la moindre partie de son cœur : le Dieu de Sinaï est un Dieu jaloux, un Dieu qui veut être aimé de préférence; il punit jusqu'à l'ombre d'une pensée, jusqu'au songe qui s'adresse à d'autres qu'à lui.

Nous nous permettrons de relever ici une erreur de Colardeau, parce qu'elle tient de l'esprit de son siècle, et qu'elle peut jeter quelque lumière sur le sujet que nous traitons. Son épître d'Héloïse a une teinte philosophique qui n'est point dans l'ori1. COLARDEAU, Ép. d'Hèl.

ginal de Pope. Après le morceau que nous avons cité, on lit

ces vers:

Chères sœurs, de mes fers compagnes innocentes,
Sous ces portiques saints colombes gémissantes,
Vous qui ne connaissez que ces faibles vertus
Que la religion donne.... et que je n'ai plus :
Vous qui, dans les langueurs d'un esprit monastique,
Ignorez de l'amour l'empire tyrannique;

Vous enfin qui, n'ayant que Dieu seul pour amant,
Aimez par habitude, et non par sentiment,

Que vos cœurs sont heureux, puisqu'ils sont insensibles!
Tous vos jours sont sereins, toutes vos nuits paisibles;
Le cri des passions n'en trouble point le cours.

Ah! qu'Héloïse envie et vos nuits et vos jours!

Ces vers, qui d'ailleurs ne manquent point d'abandon et de mollesse, ne sont point de l'auteur anglais. On en découvre à peine quelques traces dans ce passage, que nous traduisons

mot à mot:

Heureuse la vierge sans tache qui oublie le monde et que le monde oublie ! L'éternelle joie de son âme est de sentir que toutes ses prières sont exaucées, tous ses vœux résignés. Le travail et le repos partagent également ses jours; son sommeil facile cède sans effort aux pleurs et aux veilles. Ses désirs sont réglés, ses goûts toujours les mêmes; elle s'enchante par ses larmes, et ses soupirs sont pour le ciel. La grâce répand autour d'elle ses rayons les plus sereins; des anges lui soufflent tout bas les plus beaux songes. Pour elle, l'époux prépare l'anneau nuptial; pour elle, de blanches vestales entonnent des chants d'hyménée; c'est pour elle que fleurit la rose d'Eden, qui ne se fane jamais, et que les séraphins répandent les parfums de leurs ailes. Elle meurt enfin au son des harpes célestes, et s'évanouit dans les visions d'un jour éternel.

Nous sommes encore à comprendre comment un poëte a pu se tromper au point de substituer à cette description un lieu commun sur les langueurs monastiques. Qui ne sent combien elle est beile et dramatique, cette opposition que Pope a voulu faire entre les chagrins et l'amour d'Héloïse, et le calme et la chasteté de la vie religieuse? Qui ne sent combien cette

4. L'anglais, prompt.

transition repose agréablement l'âme agitée par les passions, et quel nouveau prix elle donne ensuite aux mouvements renaissants de ces mêmes passions? Si la philosophie est bonne à quelque chose, ce n'est sûrement pas au tableau des troubles du cœur, puisqu'elle est directement inventée pour les apaiser. Héloïse, philosophant sur les faibles vertus de la religion, ne parle ni comme la vérité, ni comme son siècle, ni comme la femme, ni comme l'amour on ne voit que le poëte, et, ce qui est pire encore, l'âge des sophismes et de la déclamation.

C'est ainsi que l'esprit irréligieux détruit la vérité et gâte les mouvements de la nature. Pope, qui touchait à de meilleurs temps, n'est pas tombé dans la faute de Colardeau. Il conservait la bonne tradition du siècle de Louis XIV, dont le siècle de la reine Anne ne fut qu'une espèce de prolongement ou de reflet. Revenons aux idées religieuses, si nous attachons quelque prix aux œuvres du génie : la religion est la vraie philosophie des beaux-arts, parce qu'elle ne sépare point, comme la sagesse humaine, la poésie de la morale et la tendresse de la

vertu.

Au reste, il y aurait d'autres observations intéressantes à faire sur Héloïse, par rapport à la maison solitaire où la scène se trouve placée. Ces cloîtres, ces voûtes, ces tombeaux, ces mœurs austères, en contraste avec l'amour, en doivent augmenter la force et la tristesse. Autre chose est de consumer promptement sa vie sur un bûcher, comme la reine de Carthage; autre chose de se brûler avec lenteur, comme Héloïse, sur l'autel de la religion. Mais, comme dans la suite nous parlerons beaucoup des monastères, nous sommes forcé, pour éviter les répétitions, de nous arrêter ici.

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]

Nous prendrons pour objet de comparaison chez les anciens.

dans les amours champêtres, l'idylle du Cyclope et de Galatée. Ce poëme est un des chefs-d'œuvre de Théocrite; celui de la Magicienne lui est peut-être supérieur par l'ardeur de la passion, mais il est moins pastoral.

Le Cyclope, assis sur un rocher, au bord des mers de Sicile, chante ainsi ses déplaisirs, en promenant ses yeux sur les flots :

Ὦ λευκὰ Γαλάτεια, etc. 1.

Charmante Galatée, pourquoi repousser les soins d'un amant, toi dont le visage est blanc comme le lait pressé dans mes corbeilles de jonc, toi qui es plus tendre que l'agneau, plus voluptueuse que la génisse, plus fraîche que la grappe non encore amollie par les feux du jour? Tu te glisses sur ces rivages, lorsque le doux sommeil m'enchaîne; tu fuis, lorsque le doux sommeil me fuit: tu me redoutes, comme l'agneau craint le loup blanchi par les ans. Je n'ai cessé de t'adorer depuis le jour où tu vins avec ma mère ravir les jeunes hyacinthes à la montagne : c'était moi qui te traçais le chemin. Depuis ce moment, après ce moment, et encore aujourd'hui, vivre sans toi m'est impossible. Et cependant te soucies-tu de ma peine? au nom de Jupiter, te soucies-tu de ma peine ?... Mais, tout hideux que je suis, j'ai pourtant mille brebis dont ma main presse les riches mamelles et dont je bois le lait écumant. L'été, l'automne et l'hiver trouvent toujours des fromages dans ma grotte; mes réseaux en sont toujours pleins. Nul Cyclope ne pourrait aussi bien que moi te chanter sur la flûte, ô vierge nouvelle! Nul ne saurait avec autant d'art, la nuit, durant les orages, célébrer tous tes attraits.

Pour toi je nourris onze biches, qui sont prêtes à donner leurs faons. J'élève aussi quatre oursins enlevés à leurs mères sauvages: viens, tu posséderas ces richesses. Laisse la mer se briser follement sur ses grèves; tes nuits seront plus heureuses si tu les passes à mes côtés, dans mon antre. Des lauriers et des cyprès allongés y murmurent; le lierre noir et la vigne chargée de grappes en tapissent l'enfoncement obscur tout auprès coule une onde fraîche, source que l'Etna blanchi verse de ses sommets de neige et de ses flancs couverts de brunes forêts. Quoi! préférerais-tu encore les mers et leurs mille vagues? Si ma poitrine hérissée blesse ta vue, j'ai du bois de chêne et des restes de feu répandus sous la cendre; brûle même (tout me sera doux de ta main), brûle, si tu le veux, mon œil uni

[merged small][ocr errors]
« PreviousContinue »