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d'elle pour consoler sa douleur, même en portant témoignage à sa honte! Elle s'imagine que tant de larmes, tant d'imprécations, tant de prières, sont des raisons auxquelles Énée ne pourra résister : dans ces moments de folie, les passions, incapables de plaider leur cause avec succès, croient faire usage de tous leurs moyens, lorsqu'elles ne font entendre que tous leurs

accents.

CHAP. - III. SUITE DU PRECEDENT.

La Phèdre de Racine.

Nous pourrions nous contenter d'opposer à Didon la Phèdre de Racine, plus passionnée que la reine de Carthage; elle n'est en effet qu'une épouse chrétienne. La crainte des flammes vengeresses et de l'éternité formidable de notre enfer perce à travers le rôle de cette femme criminelle ', et surtout dans la scène de la jalousie, qui, comme on le sait, est de l'invention du poëte moderne. L'inceste n'était pas une chose si rare et si monstrueuse chez les anciens pour exciter de pareilles frayeurs dans le cœur du coupable. Sophocle fait mourir Jocaste, il est vrai, au moment où elle apprend son crime; mais Euripide la fait vivre longtemps après. Si nous en croyons Tertullien, les malheurs d'OEdipe n'excitaient chez les Macédoniens que les plaisanteries des spectateurs. Virgile ne place pas Phèdre aux Enfers, mais seulement dans ces bocages de myrtes, dans ces champs de pleurs, lugentes campi, où vont errant ces amantes qui, même dans la mort, n'ont pas perdu leurs soucis:

Curæ non ipsa in morte relinquunt3.

a laissé les quatre premiers livres de l'Énéide en carmes français, a traduit

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Avec ses yeux m'estoit faveur donnée,
Qui seulement te reassemblast de vis,
Point ne serois du tout, à mon advis,
Prinse, et de toi laissée entierement.

4. Cette crainte du Tartare est faiblement indiquée dans Euripide.
2. TERTULL., Apolog,

3. Eneid., lib. VI, v. 444.

Aussi la Phèdre d'Euripide, comme celle de Sénèque, craintelle plus Thésée que le Tartare. Ni l'une ni l'autre ne parle comme la Phèdre de Racine :

Moi jalouse! et Thésée est celui que j'implore!
Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !
Pour qui ? quel est le cœur où prétendent mes vœux?
Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.
Mes crimes désormais ont comblé la mesure :
Je respire à la fois l'inceste et l'imposture;
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable! Et je vis! et je soutiens la vue
De ce sacré Soleil dont je suis descendue!
J'ai pour aïeu! le père et le maître des dieux;
Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux.
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l'urne fatale;
Le Sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah! combien frémira son ombre épouvantée,
Lorsqu'il verra sa fille à ses yeux présentée,
Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers!
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible?
Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible;
Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille :
Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Cet incomparable morceau offre une gradation de sentiments, une science de la tristesse, des angoisses et des transports de l'âme, que les anciens n'ont jamais connues. Chez eux on trouve pour ainsi dire des ébauches de sentiments, mais rarement un sentiment achevé; ici, c'est tout le cœur :

C'est Vénus tout entière à sa proie attachée !

et le cri le plus énergique que la passion ait jamais fait entendre est peut-être celui-ci :

Hélas! du crime affreux dont la honte me suit,

Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Il y a là dedans un mélange des sens et de l'âme, de désespoir et de fureur amoureuse, qui passe toute expression. Cette femme, qui se consolerait d'une éternité de souffrance, si elle avait joui d'un instant de bonheur, cette femme n'est pas dans le caractère antique; c'est la chrétienne réprouvée, c'est la pécheresse tombée vivante dans les mains de Dieu; son mot est le mot du damné.

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Nous changeons de couleurs l'amour passionné, terrible dans la Phèdre chrétienne, ne fait plus entendre chez la dévote Julie que de mélodieux soupirs; c'est une voix troublée qui sort du sanctuaire de paix, un cri d'amour que prolonge, en l'adoucissant, l'écho religieux des tabernacles.

Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité; et tel est le néant des choses humaines, que, hors l'être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas..

Une langueur secrète s'insinue au fond de mon cœur; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre; l'attachement que j'ai pour ce qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j'en conviens, mais elle n'est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse, le bonheur m'ennuie.

Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir; en s'élevant à la source du sentiment et de l'être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur : elle y renaît, elle s'y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie; elle y prend une autre existence qui ne tient plus aux passions du corps, ou plutôt elle n'est plus en moi-même, elle est toute dans l'être immense qu'elle contemple; et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d'y rentrer, par cet essai d'un état

plus sublime qu'elle espère être un jour le sien.

En songeant à tous les bienfaits de la Providenc, j'ai honte d'être sensible à de si faibles chagrins et d'oublier de si grandes grâces.... Quand la tristesse m'y suit malgré moi (dans son oratoire), quelques pleurs versés devant celui qui console soulagent mon cœur à l'instant. Mes réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses, mon repentir même est exempt d'alarmes, mes fautes me donnent moins d'effroi que de honte : j'ai des regrets et non des remords.

Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père; ce qui me touche, c'est sa bonté : elle efface à mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conçois. Sa puissance m'étonne, son immensité me confond, sa justice.... Il a fait l'homme faible; puisqu'il est juste, il est clément. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants. Je ne puis ni le craindre pour moi, ni l'implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté ! c'est toi que j'adore : c'est de toi, je le sens que je suis l'ouvrage; et j'espère te retrouver au jugement dernier tel que tu parles à mon cœur durant la vie.

Comme l'amour et la religion sont heureusement mêlés dans ce tableau ! Ce style, ces sentiments n'ont point de modèle dans l'antiquité1. Il faudrait être insensé pour repousser un culte qui fait sortir du cœur des accents si tendres, et qui a, pour ainsi dire, ajouté de nouvelles cordes à l'âme.

Voulez-vous un autre exemple de ce nouveau langage des passions, inconnu sous le polythéisme? Écoutez parler Clémentine; ses expressions sont peut-être encore plus naturelles, plus touchantes et plus sublimement naïves que celles de Julie :

Je consens, monsieur, du fond de mon cœur (c'est très-sérieusement, comme vous voyez), que vous n'ayez que de la haine, du mépris, de l'horreur pour la malheureuse Clémentine; mais je vous conjure, pour l'intérêt de votre âme immortelle, de vous attacher à la véritable Église. Eh bien! monsieur, que me répondez-vous (en suivant de son charmant visage le mien, que je tenais encore tourné, car je ne me sentais pas la force de la regarder)? Dites, monsieur, que vous y consentez, je vous ai toujours cru le cœur honnête et sensible: dites qu'il se rend à la vérité. Ce n'est pas pour moi que je vous

4. Il y a toutefois dans ce morceau un mélange vicieux d'expressions métaphysiques et de langage naturel. Dieu, le Tout-Puissant, le Seigneur, vaudraient beaucoup mieux que la source de l'être, etc.

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sollicite; je vous ai déclaré que je prends les mépris pour mon partage; il ne sera pas dit que vous vous serez rendu aux instances d'une femme; non, monsieur, votre seule conscience en aura l'honneur. Je ne vous cacherai point ce que je médite pour moi-même. Je demeurerai dans une paix profonde (elle se leva ici avec un air de dignité que l'esprit de religion semblait encore augmenter); et, lorsque l'ange de la mort paraîtra, je lui tendrai la main : « Approche, lui dirai-je, ô toi, ministre de paix! je te suis au rivage où je brûle d'arriver, et j'y vais retenir une place pour l'homme à qui je ne la souhaite pas de longtemps, mais auprès duquel je veux être éternellement assise. >>

Ah! le christianisme est surtout un baume pour nos blessures quand les passions, d'abord soulevées dans notre sein, commencent à s'apaiser, ou par l'infortune, ou par la durée. Il endort la douleur, il fortifie la résolution chancelante, il prévient les rechutes, en combattant, dans une âme à peine guérie, le dangereux pouvoir des souvenirs : il nous environne de paix et de lumière; il rétablit pour nous cette harmonie des choses célestes que Pythagore entendait dans le silence de ses passions. Comme il promet toujours une récompense pour un sacrifice, on croit ne rien lui céder en lui cédant tout; comme il offre à chaque pas un objet plus beau à nos désirs, il satisfait à l'inconstance naturelle de nos cœurs; on est toujours avec lui dans le ravissement d'un amour qui commence; et cet amour a cela d'ineffable, que ses mystères sont ceux de l'innocence et de la pureté.

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Juhe a été ramenée à la religion par des malheurs ordinaires : elle est restée dans le monde; et, contrainte de lui cacher sa passion, elle se réfugie en secret auprès de Dieu, sûre qu'elle est de trouver dans ce père indulgent une pitié que lui refuseraient les hommes. Elle se plaît à se confesser au tribunal suprême, parce que lui seul la peut absoudre, et peut-être aussi (reste involontaire de faiblesse!) parce que c'est toujours parler de son amour.

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