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cacher ses peines; dans le second, pas assez de cœurs à qui raconter ses plaisirs. Cependant Milton n'a pas voulu peindre son Ève parfaite; il l'a représentée irrésistible par les charmes, mais un peu indiscrète et amante de paroles, afin qu'on prévît le malheur où ce défaut va l'entraîner. Au reste, les amours de Pénélope et d'Ulysse sont purs et sévères comme doivent l'être ceux de doux époux.

C'est ici le lieu de remarquer que dans la peinture des voluptés la plupart des poëtes antiques ont à la fois une nudité et une chasteté qui étonnent. Rien de plus pudique que leur pensée, rien de plus libre que leur expression : nous, au contraire, nous bouleversons les sens en ménageant les yeux et les oreilles. D'où naît cette magie des anciens, et pourquoi une Vénus de Praxitèle toute nue charme-t-elle plus notre esprit que nos regards? C'est qu'il y a un beau idéal qui touche plus à l'âme qu'à la matière. Alors le génie seul, et non le corps, devient amoureux; c'est lui qui brûle de s'unir étroitement au chef-d'œuvre. Toute ardeur terrestre s'éteint et est remplacée par une tendresse divine: l'âme échauffée se replie autour de l'objet aimé, et spiritualise jusqu'aux termes grossiers dont elle est obligée de se servir pour exprimer sa flamme.

Mais ni l'amour de Pénélope et d'Ulysse, ni celui de Didon pour Énée, ni celui d'Alceste pour Admète, ne peut être comparé au sentiment qu'éprouvent l'un pour l'autre les deux nobles personnages de Milton: la vraie religion a pu seule donner le caractère d'une tendresse aussi sainte, aussi sublime. Quelle association d'idées ! l'univers naissant, les mers s'épouvantant pour ainsi dire de leur propre immensité, les soleils hésitant comme effrayés dans leurs nouvelles carrières, les anges attirés par ces merveilles, Dieu regardant encore son récent ouvrage, et deux êtres, moitié esprit, moitié argile, étonnés de leurs corps, plus étonnés de leurs âmes, faisant à la fois l'essai de leurs premières pensées et l'essai de leurs premières

amours.

Pour rendre le tableau parfait, Milton a eu l'art d'y placer

l'esprit des ténèbres comme une grande ombre. L'ange rebelle épie les deux époux : il apprend de leurs bouches le fatal secret ; il se réjouit de leur malheur à venir; et toute cette peinture de la félicité de nos pères n'est réellement que le premier pas vers d'affreuses calamités. Pénélope et Ulysse rappellent un malheur passé; Ève et Adam annoncent des maux près d'éclore. Tout drame pèche essentiellement par la base, s'il offre des joies sans mélange de chagrins inouïs ou de chagrins à naître. Un bonheur absolu nous ennuie; un malheur absolu nous repousse le premier est dépouillé de souvenirs et de pleurs, le second d'espérances et de sourires. Si vous remontez de la douleur au plaisir, comme dans la scène d'Homère, Vous serez plus touchant, plus mélancolique, parce que l'âme ne fait que rêver au passé et se repose dans le présent; si vous descendez, au contraire, de la prospérité aux larmes, comme dans la peinture de Milton, vous serez plus triste, plus poignant, parce que le cœur s'arrête à peine dans le présent, et anticipe les maux qui le menacent. Il faut donc toujours dans nos tableaux unir le bonheur à l'infortune, et faire la somme des maux un peu plus forte que celle des biens, comme dans la nature. Deux liqueurs sont mêlées dans la coupe de la vie, l'une douce et l'autre amère : mais, outre l'amertume de la seconde, il y a encore la lie que les deux liqueurs déposent également au fond du vase.

CHAP. IV. - LE PÈRE.
Priam.

Du caractère de l'époux passons à celui du père; considérons la paternité dans les deux positions les plus sublimes et les plus touchantes de la vie, la vieillesse et le malheur. Priam, ce monarque tombé du sommet de la gloire, et dont les grands de la terre avaient recherché les faveurs dum fortuna fuit, Priam, les cheveux souillés de cendres, le visage baigné de pleurs, seul au milieu de la nuit, a pénétré dans le camp des Grecs. Humilié aux genoux de l'impitoyable Achille, baisant les mains ter

ribles, les mains dévorantes (avòpopóvous, qui dévorent les hommes) qui fumèrent tant de fois du sang de ses fils, il redemande le corps de son Hector:

Μνῆσαι πατρὸς σοῖο ....

. ποτὶ στόμα χεῖρ ̓ ὀρέγεσθαι.

Souvenez-vous de votre père, ô Achille semblable aux dieux! il est courbé, comme moi, sous le poids des années, et comme moi il touche au dernier terme de la vieillesse. Peut-être en ce moment même est-il accablé par de puissants voisins, sans avoir auprés de lui personne pour le défendre. Et cependant, lorsqu'il apprend que vous vivez, il se réjouit dans son cœur; chaque jour il espère revoir son fils de retour de Troie. Mais moi, le plus infortuné des pères, de tant de fils que je comptais dans la grande Ilion, je ne crois pas qu'un seul me soit resté. J'en avais cinquante quand les Grecs descendirent sur ces rivages: dix-neuf étaient sortis des mêmes entrailles; différentes captives m'avaient donné les autres; la plupart ont fléchi sous le cruel Mars. Il y en avait un qui, seul, défendait ses frères et Troie. Vous venez de le tuer, combattant pour sa patrie.... Hector, c'est pour lui que je viens à la flotte des Grecs; je viens racheter son corps, et je vous apporte une immense rançon. Respectez les Dieux, ô Achille! Ayez pitié de moi; souvenezvous de votre père. Oh! combien je suis malheureux! nul infortuné n'a jamais été réduit à cet excès de misère : je baise les mains qui ont tué mes fils!

Que de beautés dans cette prière! Quelle scène étalée aux yeux du lecteur! la nuit, la tente d'Achille, ce héros pleurant Patrocle auprès du fidèle Automédon; Priam apparaissant au milieu des ombres et se précipitant aux pieds du fils de Pélée! Là sont arrêtés, dans les ténèbres, les chars qui apportent les présents du souverain de Troie, et, à quelque distance, les restes défigurés du généreux Hector sont abandonnés, sans honneur, sur le rivage de l'Hellespont.

Étudiez le discours de Priam : vous verrez que le second mot prononcé par l'infortuné monarque est celui de père, îάτρós; la seconde pensée, dans le même vers, est un éloge pour l'orgueilleux Achille, Θεοῖς ἐπιείκελ' Αχιλλεύ, Achille semblable aux Dieux. Priam doit se faire une grande violence pour parler

ainsi au meurtrier d'Hector : il y a une profonde connaissance du cœur humain dans tout cela.

Le souvenir le plus tendre que l'on pût offrir au fils de Pélée, après lui avoir rappelé son père, était sans doute l'âge de ce même père. Jusque-là Priam n'a pas encore osé dire un mot de lui-même; mais soudain se présente un rapport qu'il saisit avec une simplicité touchante comme moi, dit-il, il touche au dernier terme de la vieillesse. Ainsi Priam ne parle encore de lui qu'en se confondant avec Pélée : il force Achille à ne voir que son propre père dans un roi suppliant et malheureux. L'image du délaissement du vieux monarque, peut-être accablé par de puissants voisins pendant l'absence de son fils; la peinture de ses chagrins soudainement oubliés, lorsqu'il apprend que ce fils est plein de vie; enfin, cette comparaison des peines passagères de Pélée avec les maux irréparables de Priam, offrent un mélange admirable de douleur, d'adresse, de bienséance et de dignité.

Avec quelle respectable et sainte habileté le vieillard d'Ilion n'amène-t-il pas ensuite le superbe Achille jusqu'à écouter paisiblement l'éloge même d'Hector! D'abord, il se garde bien de nommer le héros troyen; il dit seulement il y en avait un; et il ne nomme Hector à son vainqueur qu'après lui avoir dit qu'il l'a tué, combattant pour la patrie :

Τὸν σὺ πρώην κτεῖνας, ἀμυνόμενον περὶ πάτρης :

il ajoute alors le simple mot Hector, "Extopa. Il est remarquable que ce nom isolé n'est pas même compris dans la période poétique ; il est rejeté au commencement d'un vers, où il coupe la mesure, suspend l'esprit et l'oreille, forme un sens complet; il ne tient en rien à ce qui suit:

Τὸν σὺ πρώην κτεῖνας ἀμυνόμενον περὶ πάτρης,

Έκτορα.

Ainsi le fils de Pélée se souvient de sa vengeance avant de se rappeler son ennemi. Si Priam eût d'abord nommé Hector, Achille eût songé à Patrocle; mais ce n'est plus Hector qu'on

lui présente, c'est un cadavre déchiré, ce sont de misérables restes livrés aux chiens et aux vautours; encore ne les lui montre-t-on qu'avec une excuse: Il combattait pour la patrie, duuvóμevov ерì лáτρns. L'orgueil d'Achille est satisfait d'avoir triomphé d'un héros qui seul défendait ses frères et les murs de Troie.

Enfin Priam, après avoir parlé des hommes au fils de Thétis, lui rappelle les justes Dieux, et il le ramène une dernière fois au souvenir de Pélée. Le trait qui termine la prière du monarque d'llion est du plus haut sublime dans le genre pathétique. CHAP. V. -SUITE DU PÈRE.

Lusignan.

Nous trouverons dans Zaïre un père à opposer à Priam. A la vérité, les deux scènes ne se peuvent comparer, ni pour la composition, ni pour la force du dessin, ni pour la beauté de la poésie; mais le triomphe du christianisme n'en sera que plus grand, puisque lui seul, par le charme de ses souvenirs, peut lutter contre tout le génie d'Homère. Voltaire lui-même ne se défend pas d'avoir cherché son succès dans la puissance de ce charme, puisqu'il écrit, en parlant de Zaïre: Je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne semble avoir de plus pathétique et de plus intéressant. Un antique croisé, chargé de malheur et de gloire, le vieux Lusignan, resté fidèle à sa religion au fond des cachots, supplie une jeune fille amoureuse d'écouter la voix du Dieu de ses pères; scène merveilleuse, dont le ressort gît tout entier dans la morale évangélique et dans les sentiments chrétiens:

Mon Dieu! j'ai combattu soixante ans pour ta gloire;
J'ai vu tomber ton temple et périr ta mémoire ;
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t'imploraient pour mes tristes enfants:
Et lorsque ma famille est par toi réunie,
Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !
Je suis bien malheureux! C'est ton père, c'est moi,
C'est ma seule prison qui t'a ravi ta foi....
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,

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