Page images
PDF
EPUB

Donc la seule créature qui cherche au dehors et qui n'est pas à soi-même son tout, c'est l'homme. On dit que le peuple n'a point cette inquiétude : il est sans doute moins malheureux que nous; car il est distrait de ses désirs par ses travaux ; il éteint dans ses sueurs sa soif de félicité. Mais quand vous le voyez se consumer six jours de la semaine pour jouir de quelques plaisirs du septième ; quand, toujours espérant le repos et ne le trouvant jamais, il arrive à la mort sans cesser de désirer, direz-vous qu'il ne partage pas la secrète aspiration de tous les hommes à un bien-être inconnu? Que si l'on prétend que ce souhait est du moins borné pour lui aux choses de la terre, cela n'est rien moins que certain: donnez à l'homme le plus pauvre les trésors du monde, suspendez ses travaux, satisfaites ses besoins, avant que quelques mois se soient écoulés il en sera encore aux ennuis et à l'espérance.

D'ailleurs est-il vrai que le peuple, même dans son état de misère, ne connaisse pas ce désir de bonheur qui s'étend au delà de la vie? D'où vient cet instinct mélancolique qu'on remarque dans l'homme champêtre ? Souvent le dimanche et les jours de fêtes, lorsque le village était allé prier ce Moissonneur qui sépare le bon grain de l'ivraie, nous avons vu quelque paysan resté seul à la porte de sa chaumière : il prêtait l'oreille au son de la cloche, son attitude était pensive, il n'était distrait ni par les passereaux de l'aire voisine ni par les insectes qui bourdonnaient autour de lui. Cette noble figure de l'homme, plantée comme la statue d'un dieu sur le seuil d'une chaumière, ce front sublime, bien que chargé de soucis, ces épaules ombragées d'une noire chevelure, et qui semblaient encore s'élever comme pour soutenir le ciel, quoique courbées sous le fardeau de la vie, tout cet être si majestueux, bien que misérable, ne pensait-il à rien, ou songeait-il seulement aux choses d'ici-bas? Ce n'était pas l'expression de ces lèvres entr'ouvertes, de ce corps immobile, de ce regard attaché à la terre le souvenir de Dieu était là avec le son de la cloche religieuse.

S'il est impossible de nier que l'homme espère jusqu'au tombeau, s'il est certain que les biens de la terre, loin de combler nos souhaits, ne font que creuser l'âme et en augmentent le vide, il faut en conclure qu'il y a quelque chose au delà du temps. Vincula hujus mundi, dit saint Augustin, asperitatem habent veram, jucunditatem falsam, certum dolorem, incertam voluptatem, durum laborem, timidam quietem, rem plenam miseriæ, spem beatitudinis inanem. « Le monde a des liens pleins d'une véritable âpreté et d'une fausse douceur, des douleurs certaines, des plaisirs incertains, un travail dur, un repos inquiet, des choses pleines de misère, et une espérance vide de bonheur 1. » Loin de nous plaindre que le désir de félicité ait été placé dans ce monde et son but dans l'autre, admirons en cela la bonté de Dieu. Puisqu'il faut tôt ou tard sortir de la vie, la Providence a mis au delà du terme un charme qui nous attire, afin de diminuer nos terreurs du tombeau : quand une mère veut faire franchir une barrière à son enfant, elle lui tend de l'autre côté un objet agréable, pour, l'engager à passer.

CHAP. II. - DU REMORDS ET DE LA CONSCIENCE.

La conscience fournit une seconde preuve de l'immortalité de notre âme. Chaque homme a au milieu du cœur un tribunal où il commence par se juger soi-même, en attendant que l'Arbitre souverain confirme la sentence. Si le vice n'est qu'une conséquence physique de notre organisation, d'où vient cette frayeur qui trouble les jours d'une prospérité coupable? Pourquoi le remords est-il si terrible, qu'on préfère de se soumettre à la pauvreté et à toute la rigueur de la vertu, plutôt que d'acquérir des biens illégitimes? Pourquoi y a-t-il une voix dans le sang, une parole dans la pierre? Le tigre déchire sa proje, et dort; l'homme devient homicide, et veille. Il cherche les lieux déserts, et cependant la solitude l'effraye; il se traîne autour

4. Epist. 30.

des tombeaux, et cependant il a peur des tombeaux. Son regard est mobile et inquiet; il n'ose regarder le mur de la salle du festin, dans la crainte d'y lire des caractères funestes. Ses sens semblent devenir meilleurs pour le tourmenter il voit, au milieu de la nuit, des lueurs menaçantes; il est toujours environné de l'odeur du carnage; il découvre le goût du poison dans les mets qu'il a lui-même apprêtés; son oreille, d'une étrange subtilité, trouve le bruit où tout le monde trouve le silence; et sous les vêtements de son ami, lorsqu'il l'embrasse, il croit sentir un poignard caché.

O conscience! ne serais-tu qu'un fantôme de l'imagination, ou la peur des châtiments des hommes? Je m'interroge; je me fais cette question : « Si tu pouvais par un seul désir tuer un homme à la Chine et hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu'on n'en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir? » J'ai beau m'exagérer mon indigence; j'ai beau vouloir atténuer cet homicide en supposant que, par mon souhait, le Chinois meurt tout à coup sans douleur, qu'il n'a point d'héritier, que même à sa mort ses biens seront perdus pour l'État ; j'ai beau me figurer cet étranger comme accablé de maladies et de chagrins; j'ai beau me dire que la mort est un bien pour lui, qu'il l'appelle lui-même, qu'il n'a plus qu'un instant à vivre malgré mes vains subterfuges, j'entends au fond de mon cœur une voix qui crie si fortement contre la seule pensée d'une telle supposition, que je ne puis douter un instant de la réalité de la conscience.

C'est donc une triste nécessité que d'être obligé de nier le remords pour nier l'immortalité de l'âme et l'existence d'un Dieu vengeur. Toutefois nous n'ignorons pas que l'athéisme, poussé à bout, a recours à cette dénégation honteuse. Le sophiste, dans le paroxysme de la goutte, s'écriait : « O douleur ! je n'avouerai jamais que tu sois un mal!» Et quand il serait vrai qu'il se trouvât des hommes assez infortunés pour étouffer le cri du remords, qu'en résulterait-il? Ne jugeons point celui qui a l'usage de ses membres par le paralytique qui ne se sert

plus des siens; le crime, à son dernier degré, est un poison qui cautérise la conscience: en renversant la religion, on a détruit le seul remède qui pouvait rétablir la sensibilité dans les parties mortes du cœur. Cette étonnante religion du Christ était une sorte de supplément à ce qui manquait aux hommes. Devenait-on coupable par excès, par trop de prospérité, par violence de caractère, elle était là pour nous avertir de l'inconstance de la fortune et du danger de ses emportements. Étaitce, au contraire, par défaut qu'on était exposé, par indigence de biens, par indifférence d'âme, elle nous apprenait à mépriser les richesses, en même temps qu'elle réchauffait nos glaces, et nous donnaît, pour ainsi dire, des passions. Avec le criminel surtout, sa charité était inépuisable: il n'y a point d'homme si souillé qu'elle n'admît à repentir, point de lépreux si dégoûtant qu'elle ne touchât de ses mains pures. Pour le passé, elle ne demandait qu'un remords; pour l'avenir, qu'une vertu : Ubi autem abundavit delictum, disait-elle, superabundavit gratia;

La grâce a surabondé où avait abondé le crime'. >> Toujours prêt à avertir le pécheur, le Fils de Dieu avait établi sa religion comme une seconde conscience pour le coupable qui aurait eu le malheur de perdre la conscience naturelle, conscience évangélique, pleine de piété et de douceur, à laquelle Jésus-Christ avait accordé le droit de faire grâce, que n'a pas la première.

Après avoir parlé du remords qui suit le crime, il serait inutile de parler de la satisfaction qui accompagne la vertu. Le contentement intérieur qu'on éprouve en faisant une bonne œuvre n'est pas plus une combinaison de la matière, que le reproche de la conscience, lorsqu'on commet une méchante action, n'est la crainte des lois.

Si des sophistes soutiennent que la vertu n'est qu'un amourpropre déguisé et que la pitié n'est qu'un amour de soi-même, ne leur demandons point s'ils n'ont jamais rien senti dans leurs entrailles après avoir soulagé un malheureux, ou si c'est la

4. Rom., cap. v, 20.

crainte de retomber en enfance qui les attendrit sur l'innocence du nouveau-né. La vertu et les larmes sont pour les hommes la source de l'espérance et la base de la foi : or, comment croiraitil en Dieu, celui qui ne croit ni à la réalité de la vertu ni à la vérité des larmes ?

Nous penserions faire injure aux lecteurs en nous arrêtant à montrer comment l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu se prouvent par cette voix intérieure appelée conscience. « Il y a dans l'homme, dit Cicéron 1, une puissance qui porte au bien et détourne du mal, non-seulement antérieure à la naissance des peuples et des villes, mais aussi ancienne que ce Dieu par qui le ciel et la terre subsistent et sont gouvernés: car la raison est un attribut essentiel de l'intelligence divine; et cette raison, qui est en Dieu, détermine nécessairement ce qui est vice ou vertu. >>

CHAP. III. QU'IL N'Y A POINT DE MORALE S'IL N'Y A POINT D'AUTRE VIE.

Présomption en faveur de l'âme, tirée du respect de l'homme pour les tombeaux.

La morale est la base de la société; mais, si tout est matière en nous, il n'y a réellement ni vice ni vertu, et conséquemment plus de morale. Nos lois, toujours relatives et changeantes, ne peuvent servir de point d'appui à la morale, toujours absolue et inaltérable; il faut donc qu'elle ait sa source dans un monde plus stable que celui-ci, et des garants plus sûrs que des récompenses précaires ou des châtiments passagers. Quelques philosophes ont cru que la religion avait été inventée pour la soutenir; ils ne se sont pas aperçus qu'ils prenaient l'effet pour la cause. Ce n'est pas la religion qui découle de la morale, c'est la morale qui naît de la religion, puisqu'il est certain, comme nous venons de le dire, que la morale ne peut avoir son prin cipe dans l'homme physique ou la simple matière; puisqu'il

4. Ad. Attic., Xu, 28, trad. de D'OLIVET.

« PreviousContinue »