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La lune au fond d'un puits: (3) l'orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux feaux alternativement
Puifoient le liquide élément.

Notre Renard, preffé par une faim (4) canine,
S'accommode en celui qu'au haut de la machine
L'autre feau tenoit fufpendu.

Voilà l'animal descendu,

Tiré d'èrreur, mais fort en peíne,
Et voyant fa perte prochaine :

Car comment remonter, fi quelque autre affamé,
De la même image charmé,

Et fuccédant à fa mifere

Par le même chemin ne le tiroit d'affaire?

Deux jours s'étoient paffés fans qu'aucun vint au puits: Le temps qui toujours marche, avoit, pendant deux

nuits,

Echancré, felon l'ordinaire,

(5) De l'aftre au fond d'argent la face circulaire.
Sire Renard étoit défefpéré.
Compere Loup, le gofier altéré,
Passe par-là: l'autre dit: camarade,

Je vous veux régaler; voyez-vous cet objet?
C'eft un fromage exquis. Le dieu (6) Faune l'a fait;
La vache lo donna le lait.
Jupiter, s'il étoit malade,

Reprendroit l'appétit en tâtant d'un tel mets,

J'en ai mangé cette échancrure,

Le refte vous fera fuffifante pâture.

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Descendez dans un feau que j'ai là mis exprès.
Bien qu'au moins mal qu'il pût il ajustât l'histoire,
Le Loup fut un fot de le croire.

(3) La forme ronde de la Lune dans l'eau.

(4) Très grande faim, à laquelle font fujets les thiens, & bien d'autres animaux.

(5) Vers très- figuré, qui fignifie que la Lune com mençant à décroitre, ne paroilloit plus ronde. (6′) Dieu des Troupeaux.

It defcend, & fon poids emportant l'autre part,
Reguinde en haut maître Renard.

Ne nous en moquons point: nous nous laiffons féduire

I

Sur auffi peu de fondement :
Et chacun croit fort aifément
Ce qu'il craint & ce qu'il défire.

FABLE VII.

Le Payfan du Danube.

ne faut point juger des gens fur l'apparence." Le confeil en eft bon; mais il n'eft pas nouveau.

Jadis, l'erreur du (1) fouriceau

Me fervit à prouver le discours que j'avance.
J'ai, pour le fonder à préfent,

Le bon (2) Socrate, Efope, & certain Payfan
Des rives du (3) Danube, homme dont (4).
Marc - Aurele

Nous fait un portrait fort fidele.

On connoît les premiers: quant à l'autre, voici
Le perfonnage en racourci.

Son menton nourriffoit une barbe touffue;
Toute fa perfonne velue

Repréfentoit un ours, mais un ours mal léché.
Sous un fourcil épais il avoit l'œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, groffe lévre;
Portoit (5) fayon de poil de chèvre,
(1) Qui charmé de l'air doucereux du Chat, fut fur
le point de s'aller livrer entre fes pattes. Liv. VI. Fab. 5.
(2) Le plus fage des Philofophes, & le plus moral
mais d'un extérieur à peu près auffi disgracíé que celui
qu'on donne communément à Esope.

(3) Grand fleuve d'Allemagne.

(4) Sage Empereur Romain da fecond fiècle, (1) Sorte d'habit groffier.

Et ceinture de joncs marins.

Cet homme, ainfi bâti, fut député des villes
Que lave le Danube; il n'étoit point d'afiles
Où l'avarice des Romains

Ne pénétrât alors, & ne portât les mains.
Le député vint donc, & fit cette harangue :
Romains, & vous, Sénat affis pour m'écouter,
Je fupplie, avant tout, les dieux de m'affifter:
Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dife rien qui doive être repris.
Sans leur aide il ne peut entrer dans les efprits,
Que tout mal & toute injustice:

Faute d'y recourir on viole leurs loix.

Témoin nous que punit la romaine avarice, Rome eft, par nos (6) forfaits, plus que par fes exploits,

L'inftrument de notre fupplice. Craignez, Romains, craignez que le Ciel quelque jour Ne tranfporte chez vous les pleurs & la mifere, Et mettant en nos mains, par un jufte retour, Les armes dont fe fert fa vengeance févere, Il ne vous faffe, en fa colere,

Nos efclaves à votre tour.

Et pourquoi fommes-nous les vôtres ? qu'on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers?
Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers ?
Pourquoi venir troubler une innocente vie?
Nous cultivions en paix d'heureux champs, & nos mains
Etoient propres aux arts, ainfi qu'au labourage:
Qu'avez-vous appris aux (7) Germains?
Ils ont l'adreffe & le courage:

S'ils avoient eu l'avidité,

Comme vous, & la violence,

Peut-être, en votre place, ils auroient la puiffance,

Et fçauroient en ufer fans inhumanité.

(6) Le mal que nous avons fait aux autres

par celui qu'ils nous font.

(7) Les Allemands.`

eft puni

Celle que vos (8) Préteurs ont für nous exercée,
N'entre qu'à peine en la penfée.
I.a majefté de vos autels,
Elle-même en eft offensée:

Car fçachez que les immortels

Ont les regards fur nous. Graces à vos exemples, Ils n'ont devant les yeux que des objets d'horreur, De mépris d'eux, & de leurs temples,

D'avarice qui va jufques à la fureur.

Rien ne fuffit aux gens qui nous viennent de Rome:
La terre & le travail de l'homme

Font, pour les affouvir, des efforts fuperflus.
Retirez-les on ne veut plus

Cultiver pour eux les campagnes.

Nous quittons les cités, nous fuyons aux mon▾ tagnes ;

Nous laiffons nos cheres compagnes :

Nous ne converfons plus qu'avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu'elle opprime.
Quant à nos enfans déjà nés,

Nous fouhaitons de voir leurs jours bientôt bornés:
Vos préteurs, au malheur, nous font joindre le crime,
Retirez-les, ils ne nous apprendront
Que la moleffe, & que le vice.

Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine & d'avarice:

C'eft tout ce que j'ai vu dans Rome à mon abord.
N'a-t-on point de préfent à faire?

Point de pourpre à donner? c'eft envain qu'on efpere
Quelque refuge aux loix: encor leur miniftere
A-t-il mille longueurs. Ce difcours, un peu fort,
Doit commencer à vous déplaire.

Je finis. Punifsez de mort

Une plainte un peu trop fincere.

A ces mots, il fe couche, & chacun étonné, Admire le grand cœur, le bon fens, l'éloquence (8) Gouverneurs Romains en Allemagne.

Du Sauvage ainfi profterné.

On le créa (9) Patrice; & ce fut la vengence
Qu'on crut qu'un tel difcours méritoit. On choisit
D'autres préteurs : & par écrit

Le fénat demanda ce qu'avoit dit cet homme,
Pour fervir de modele aux parleurs à venir.
On ne fçut pas long-tems à Rome
Cette éloquence entretenir.

; (9) Sénateur.

FABLE

VIII.

Le Vieillard & les trois jeunes Hommes.

Un

n (1) Octogénaire plantoit.

Paffe encor de bâtir; mais planter à cet âge! Difoient trois (2) Jouvenceaux enfans du voifinage, Affurément il radotoit.

Car, au nom des dieux, je vous prie, Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir? Autant qu'un (3) patriarche il vous faudroit vieillir. A quoi bon charger votre vie

Des foins d'un avenir qui n'eft pas fait pour vous
Ne fongez déformais qu'à vos erreurs paffées.
Quittez le long efpoir & les vaftes pensées :
Tout cela ne convient qu'à nous.

(1) Un homme de quatre-vingts ans.

(2) Par le titre de cette Fable, La Fontaine fait extendre à tous fes Lecteurs ce que c'est que Jouvenceau, terme, qui bien qu'exclu du ftile fublime, est d'ailleurs affez connu & fort bon François.

(3) Tels que ceux dont il eft parlé dans l'Hiftoire Sainte.

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