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ches: le monde présenterait une scène continuelle de désolation, et le sort des morts que l'on pleurerait serait bien préférable à celui des vi

vans.

Dans le fait, plus j'y réfléchis, vous regrettez votre fille, est-ce pour elle-même ou pour vous? Je veux dire: est-ce elle que vous trouvez malheureuse de n'être plus, ou vous d'être privée d'elle? Quant à vous-même, on ne peut nier que vous n'ayez sujet de vous affliger; mais de fuir toute consolation, de renoncer à la lumière, de vous ensevelir dans votre tristesse, comme une personne que rien n'attache plus à la vie (je ne feins pas de vous le dire, j'aime mieux vous paraître dur que de flatter votre douleur, et d'avoir un jour à me reprocher que ma complaisance ait entretenu ce funeste caprice), cela est déraisonnable, injuste, indigne de vous. Car, après tout, le malheur ne vous a frappée que d'un côté, vous ne faites compassion que sous un seul aspect, tandis qu'à tout autre égard vous avez tant à vous louer de la fortune et de la nature, que quelqu'un qui ne saurait pas ce qu'elles vous ont ôté, en voyant ce qu'elles vous laissent, aurait de la peine à comprendre de quoi vous les accusez. Quant à votre fille, si c'est elle dont vous déplorez le sort, à cet égard votre douleur. trouvera plus d'approbateurs, et tout le monde sera d'accord avec vous pour plaindre Sophie.

Cependant, qui peut dire si elle est véritablement à plaindre? Tout ce que nous en savons, c'est qu'elle n'est plus avec nous, qu'elle n'est plus comme nous; mais pour décider que de cela seul elle soit misérable, il faut que nous sentions bien notre félicité, que nous soyons bien convaincus d'être parfaitement heureux, et qu'on ne peut l'être sé. paré de nous, ni autrement que nous. Je ne veux point vous faire ici une énumération sans fin des peines de la vie; mais est-ce à vous d'en regarder la privation comme un malheur, quand vous ne pouvez la supporter, quand vous reconnaissez tous les jours que vous y avez trouvé si peu de douceur mêlée à tant d'amertume? Et fût-il même démontré qu'elle ait été fort heureuse tant qu'elle est restée avec nous, encore faudraitil être sûr qu'elle l'eût été toujours, pour pouvoir la plaindre de nous avoir quittés. Vous, à qui vos maux paraissent si pesans, vous éprouvez ce dont elle était menacée, et qu'elle pouvait éprouver plus cruellement encore. Elle eût pu perdre une Sophie, sans avoir un Édouard pour

la consoler.

Mais pourquoi recourir à des suppositions? Partagez en deux le cours de votre vie; mettez d'un côté tout ce qui a précédé l'âge de vingt ans, de l'autre tout ce qui l'a suivi, vous verrez non seulement que la meilleure de ces deux parts est échue à votre fille, mais que l'autre, à

l'apprécier tout ce qu'elle peut valoir, ne mérite pas d'être regrettée; et si après cela vous considérez que votre sort a été de ceux qui faisaient envie, et que peu de filles peuvent se promettre d'être femmes et mères aussi heureuses que vous, en quoi trouvez-vous à plaindre celles qui sont dispensées de courir un hasard où vous savez combien de maux accompagnent les chances les plus favorables? Pensez quelle est, à cet âge où il faut prendre un parti pour le reste de sa vie, la perspective que l'avenir offre à votre sexe! Nul bonheur dans le célibat; dans le mariage tout à craindre, peu à espérer. Quel si grand malheur est-ce donc de n'avoir point à faire un tel choix? Votre fille n'a vu du monde que ce qu'il a de supportable; elle y a fait peu de chemin, mais ce qu'elle en a parcouru était la seule partie où elle pût trouver quelques fleurs.

Tous ceux qui meurent le même jour, enfans ou vieillards, leur sort est égal; et ils ne sont pas plus à plaindre ni plus heureux les uns que les autres, dès qu'ils ne sont plus. Cependant on plaint ceux-ci et non pas ceux-là. Le malheur de. cesser d'être est-il proportionné au temps que l'on a existé? et la mort fait-elle moins crier l'octogénaire que l'homme de vingt ans? Vous savez que c'est tout le contraire: le vieillard la redoute, et son nom seul lui fait horreur; le jeune homme la voit venir, et la fixe sans se troubler,

Pourquoi donc celui qu'on plaint le plus est-il précisément celui qui se plaint le moins, comme si on ne savait pas que le coup est plus sensible à mesure qu'on le craint davantage? De quelque manière qu'on l'envisage, une vie de peu d'années, où se trouvent toutes les douceurs dont la vie est susceptible, vaut mieux que celle dont la fin se passe à regretter le commencement, et où les derniers dégoûts sont une cruelle compensation des premières jouissances.

Ceux qui sont morts il y a cent ans, qu'importe qu'ils aient péri à la fleur de leur âge ou dans la décrépitude, puisqu'en toute manière ils n'en seraient pas moins morts à l'heure présente? Ainsi de votre fille! Une fois passé le temps qu'elle aurait pu vivre selon les lois de la nature, il sera indifférent qu'elle ait vécu plus ou moins. Quand la génération entière sera disparue, quel avantage sera-ce d'avoir fiui un peu plus tôt ou plus tard? La prairie une fois fauchée, que fait à telle ou telle fleur d'être tombée le soir ou le matin? Et ne vous figurez pas que nous ayons tant à attendre; jetez un coup d'œil en arrière, et voyez avec quelle vitesse s'est écoulé le temps, depuis que, vous vous connaissez. Comme le passé s'enfuit, l'avenir s'avance, et, plus tôt que nous n'y aurons songé, nous trouverons le terme fatal, passé lequel, sans égard au chemin que chacun aura fait, tous se

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trouveront au même point. Alors il n'y aura aucune différence entre votre fille et vous; vous serez réunies toutes deux, pour ne vous plus séparer, ou dans un repos éternel, ou dans l'existence, quelle qu'elle soit, qui est réservée aux ames pures comme les vôtres. Sans pouvoir dire quel sera votre sort à toutes deux, du moins vous êtes sûre qu'il sera commun....

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