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CONSEILS

A UN COLONEL.

(1803.)

Quoiqu'il me paraisse plaisant que vous me demandiez un conseil, à moi qui vous ai toujours cru non seulement plus sage que moi, mais plus que bien d'autres qui passent pour des docteurs infaillibles, cela ne m'étonne pourtant pas; car je conçois que, sans avoir beaucoup de confiance à mes lumières, vous pouvez n'être pas fâché de savoir ce que je pense sur une question très importante pour toute la suite de votre vie, et qui par conséquent doit m'intéresser plus que qui que ce soit après vous. Sans compter qu'il n'y a personne qui ne puisse donner un bon avis, et que d'ailleurs, vous connaissant comme vous faites en amitié, vous avez fort bien pu me croire plus éclairé que vous sur ce qui vous touche, comme plus habitué à m'en occuper. Peut-être aussi n'avezvous eu intention que de vous divertir, en me

donnant pour un moment le rôle de Socrate, et prenant celui de Chorephon. Pour moi, je crois que je ferais mal de ne pas me prêter à la plaisanterie; ainsi je prends de bonne grace le masque et les habits du personnage que vous voulez me faire représenter. C'est vous qui venez de bien loin pour consulter ma sagesse; moi je réponds à votre demande avec la même gravité que si j'étais en effet un des sept que la Grèce a rendus si fameux, et puisque de ce moment vous m'érigez en oracle, me voilà sur mon trépied.

Je commence par trancher tout net la difficulté, et je prononce que vous devez quitter votre régiment. Qu'est-ce qui peut vous y retenir? l'espérance de faire fortune? Vous avez donc changé d'idée? Vous voulez donc décidément vous enrichir à votre tour? Et sans doute on vous promet pour la campagne prochaine quelque province échappée aux Brune et aux Masséna, après lesquels vous ne vouliez pas glaner dans les grades inférieurs, vous sentant fait pour moissonner à pleines mains aussi bien qu'eux. O. que je vous connaissais mal! vous me paraissiez différent, je ne dirai pas simplement de vos camarades, mais de tous les autres hommes. En effet, depuis dix années que je vous observe de si près, n'ayant aperçu dans votre conduite aucune trace de cette passion pour l'argent qui fait que tout le monde en veut avoir et qu'on n'en a ja

mais assez, je croyais de bonne foi que dans la carrière militaire où vous restiez par habitude après y être entré par hasard, vous cherchiez non seulement la gloire à laquelle ce chemin conduit quelquefois, mais une gloire exempte des taches qui la souillent presque toujours: et comme j'étais témoin que vous aviez fait toute cette dernière guerre sans songer à tirer parti, pour votre propre fortune, des désordres qui ont produit la plupart de celles qu'on voit aujourd'hui, je m'é tais persuadé que vous aviez sur cet article des idées toutes particulières; et que, loin de regarder la richesse comme le premier des biens, vous ne la comptiez pas même parmi les choses qui pouvaient contribuer à votre bonheur.

Je vois à présent que je me suis trompé : ce n'était pas l'argent que vous méprisiez en luimême, mais les sommes que vous auriez pu prendre vous paraissaient au-dessous de vous. Vous n'auriez pas laissé à d'autres les dépouilles des Perses, s'il n'eût fallu les partager. Le butin que pouvait faire un simple capitaine ne valait pas la peine, à vos yeux, d'être ramassé; vous. vouliez piller comme un général. Ainsi votre cupidité ne diffère de celle des autres qu'en ce qu'elle est plus dédaigneuse et ne s'émeut pas pour si peu. Vous ne vous contentez pas, selon la pensée d'Horace, de vous désaltérer aux ruis seaux; il vous faut des fleuves, des lacs, où vous

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puissiez vous plonger et en avoir par dessus la tête. Vous voulez faire fortune, mais à votre manière, non comme les autres en une campagne, mais en un seul jour. L'Italie, la Suisse, la Hol- · lande, n'étaient pas des mines assez riches pour vous; il viendra de meilleures occasions pour lesquelles vous vous réservez, et quand vous trouverez entassé dans le même endroit tout l'or de l'univers, c'est là que vous jetterez votre filet. Que ne le dites-vous tout de suite? c'est le pillage de Londres que vous attendez.

Mais sans prétendre à ces richesses dont vous dégoûterait seule la source d'où elles sortent, si elles vous tentaient d'ailleurs, il y a des grades, un avancement que vous pouvez obtenir par des moyens plus glorieux. Nous ne sommes plus au temps où d'anciens préjugés mettaient à l'ambition de tous ceux qui n'étaient pas nés dans un certain rang des bornes qu'aucun mérite ne pouvait franchir; où un homme, quelque connu, quelque estimé qu'il pût être, s'il ne l'était par ses ancêtres, n'osait prétendre à des emplois, peut-être au-dessous de ses talens, mais au-dessus de son nom. Les choses sont changées aujourd'hui; ces vieilles barrières sont brisées; la lice est ouverte à tous venans, et pour y disputer le prix peu importe comme on s'appelle, quand on sait combattre. Une grande révolution a mis en commun les emplois,

les honneurs, les richesses, la puissance, qui furent long-temps le patrimoine d'un petit nombre de familles. Tout appartient à tous : les parts ne sont point faites, chacun en a ce qu'il peut prendre, et le conserve tant qu'il empêche qu'un autre ne le lui arrache. Dans un état qui se gouverne par de tels principes, où la naissance ne donne aucun droit, où nul n'a de distinction que ce qu'il en acquiert par lui-même, l'ambitieux ne peut trouver d'obstacles que dans les efforts de ses .concurrens. Ainsi les talens mènent à tout, c'est Bonaparte qui l'a dit; mais il devait ajouter pourvu qu'on trouve une vieille maîtresse d'un homme en place à épouser et une occasion de tirer le canon dans les rues de Paris. Car sans cela où les menaient le siens? Pour preuve de ce qu'il disait, il pouvait citer les gens qui ont eu part à son élévation, et que le 18 brumaire a placés avec lui au rang des dieux mortels. Voilà vraiment des exemples à étudier pour tous ceux qui se sentent appelés aux grandes choses; ces hommes-là nous montrent ce que sont les talens dans une révolution et sous un chef qui sait les apprécier.

L'un, dans la guerre d'Italie, écrivait sous sa dictée avec une rare intelligence, et enregistrait, avec une patience non moins admirable, le sublime galimathias dont son maître amplifiait tous les jours le mot d'ordre. Il mettait assez

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