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on lui conta l'aventure du pâté, il fut saisi d'horreur; il frémit au récit d'une action si atroce. En effet, il y a de plus grands crimes, mais il n'y en a point de plus noirs. Ailleurs, M. Furia représente Florence désolée : toute une ville en pleurs, les citoyens consternés pour lui, dans ce deuil public, quand tout le monde pleurait, vous imaginez bien qu'il ne s'épargnait pas. Depuis que sa voix s'était arrétée dans son gosier, il ne disait mot, et sans doute il n'en pensait pas davantage, car il était devenu stupide. Mais la nuit, dans ses songes, cette image cruelle (il n'a osé dire sanglante) s'offrait à ses yeux. Et il déclare dans son début que l'obligation où il est de raconter ce fait lui pèse, est pour lui un fardeau excessivement à charge, parce qu'elle lui rappelle (cette obligation) la mémoire plus vive de l'acerbité d'un évènement qui, bien qu'aucun temps ne puisse pour lui le couvrir d'oubli, ce nonobstant il ne peut y repenser sans se sentir compris tout entier d'horreur. Je traduis mot à mot. Ici c'est Virgile amplifié à proportion du sujet; car ce que le poète avait dit du massacre de tout un peuple, a paru trop faible à M. Furia pour un pâté d'encre.

N'admirez-vous point, monsieur, qu'un homme écrivant de ce style, attache tant d'importance au texte de Longus, qui est la simplicité même ? c'est le zèle des bouquins qui enflamme M. Furia

et le fait parler comme un prophète. Au reste, l'hyperbole lui est familière, et c'est où il réussit le mieux. En voulez-vous un bel exemple? Quelqu'un de ses protecteurs (car il en a beaucoup, tous brûlant du même zèle et acharnés contre moi) se charge, au refus des libraires, de l'impression d'un de ses livres aussitôt M. Furia le proclame dans sa dédicace le premier homme du siècle, et l'assure qu'aucun áge à venir ne se taira sur ses louanges. Cicéron en disait autant jadis aux conquérans du monde. Or, si un homme qui dépense cinquante écus pour imprimer les sottises du seigneur Furia mérite des autels, il est clair que celui qui fait, quoique involontairement, voir et palper à chacun l'ignorance dudit seigneur, est digne de tous les supplices: c'est la substance du libelle qu'il a publié contre

moi.

Nous sommes d'accord sur les faits, et les circonstances qu'il raconte, la plupart de son invention, sont indifférentes au fond. Qu'importe, en effet, qu'il se soit le premier aperçu de cette tache, ainsi qu'il le dit, ou que je la lui aie montrée dès que je la vis moi-même, comme c'est la vérité? que ce soit lui qui m'ait indiqué ce manuscrit de Longus, ou que je le connusse longtemps auparavant, comme vous, monsieur, le

■ Nulla ætas de tuis laudibus conticescet. (Cicéron.)

savez, et tant d'autres personnes à qui j'en avais écrit et parlé? que j'aie copié, selon ce qu'il dit, tout le supplément sous sa dictée, ou que je lui aie déchiffré et expliqué les endroits qu'il n'avait pu lire, faute d'entendre le sens, comme le prouve cette copie même; tout cela ne fait rien à l'affaire.

J'ai fait la tache, l'horrible tache, et j'en ai donné à M. Furia ma déclaration, sans qu'il songeât, quoi qu'il en dise, à me la demander. Après lui avoir offert ma copie, qu'il me demandait tout aussi peu, je la lui ai depuis refusée. Je suis loin de m'en repentir, et vous allez voir pourquoi.

J'offris d'abord, comme je l'ai dit, de mon propre mouvement, cette copie à M. Furia, et il accepta mon offre sans paraître en faire beaucoup de cas, observant très-judicieusement qu'aucune copie ne pourrait réparer le mal fait au manuscrit. Je continuai mon travail; vous arrivâtes deux jours après, et vous vîtes le désastre, comme l'appelle M. Furia. Ce jour-là, autant qu'il m'en souvient, il pensait encore fort peu à la copie promise; cependant je vois, par votre notice, qu'il en fut question, et sans doute je la promis encore. Ce ne fut que le lendemain, quand vous n'étiez plus à Florence, que M. Furia me demanda cette copie avec beaucoup de vivacité. Je lui dis que le temps me manquait pour en faire un double,

qui me devait rester, mais qu'aussitôt achevée la collation du manuscrit, je songerais à le satisfaire. Ce même jour, regardant la tache dans le manuscrit, elle me parut augmentée, et je conçus des soupçons. Le soir, au sortir de la bibliothèque, M. Furia me pressa fort de passer avec lui chez moi, pour lui donner la copie. Il la voulait sur-le-champ, parce que, disait-il, chez moi elle se pouvait perdre. Son empressement ajoutant aux défiances que j'avais déjà, je lui répondis que, toutes réflexions faites, je serais bien aise de garder par devers moi cette copie qui, étant écrite de trois mains, était la seule authentique et l'unique preuve que je pusse donner du texte que je publierais, quant aux endroits effacés. Par cette raison même, me dit-il, c'était la seule qui convint à la bibliothèque, où, d'ailleurs, demeurant dans ses mains, elle ne courait aucun risque. Je ne lui dis pas ce que j'en pensais, mais je le refusai nettement. Il se fàcha, je m'emportai, et l'envoyai promener en termes qui ne se peuvent décrire.

Ne vous prévins-je pas, monsieur, quand vous voulûtes enlever ce papier collé au manuscrit? Ne vous criai-je pas: Prenez garde, ne touchez rien; vous ne savez pas à quelles gens vous avez affaire. J'employai peut-être d'autres mots que l'occasion et le mépris que j'avais pour eux me dictaient; mais, en gros, c'était là le sens, et vous

vous en souvenez. Ne craignez rien, monsieur, ceci ne peut vous compromettre. Vous ne m'écoutâtes point; vous portâtes la main sur la fatale tache mal vous en a pris; mais enfin votre conduite prouva que vous pensez toujours bien des gens en place, quelle que soit leur place. Vous pouvez donc convenir, sans vous brouiller avec personne, que je vous avertis de ce qui vous arriverait, et vous en conviendrez, car on aime la vérité quand elle ne peut nous nuire.

Vous voyez, monsieur, que dès-lors j'avais deviné leur malin vouloir; j'ignorais encore ce qu'ils méditaient; mais je le savais quand je refusai ma copie à M. Furia.

Pour comprendre l'importance que nous y attachions l'un et l'autre, il faut savoir comment cette copie fut faite. Le caractère du manuscrit m'était tout nouveau MM. Furia et Bencini l'ayant tenu assez long-temps pour en avoir quelque habitude, me dictaient d'abord, et j'écrivais; et en écrivant je laissais aux endroits qu'ils n'avaient pu lire dans l'original, parce que les traits en étaient ou effacés ou confus, des espaces en blanc. Quand j'eus ainsi achevé d'écrire tout ce qui manquait dans l'imprimé, je pris à mon tour le manuscrit, et guidé par le sens, que j'entendais mieux qu'eux, je lus ou devinai partout les mots que ces messieurs n'avaient pu déchiffrer, et eux qui tenaient alors la plume, écrivant ce que je

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