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A 10 heures et demie

Je ne puis partir aujourd'hui quoiqu'il y ait une place au courrier; on me chicane sur mon passe-port; je croyais pouvoir partir sans cela, ou du moins en me servant du vieux; mais il en faut un neuf. Je suis allé au bureau, île du Palais, où on en donne. Ils me renvoient à un commissaire de police qui demande des répondants. C'est le diable. J'enrage. Mais que veux-tu?

La vente de notre coupe de bois doit se faire samedi chez Bidaut. Je n'y serai pas, comme tu vois.

Courier, resté seul en Touraine, s'occupa plus de ses affaires que de littérature, et, pour toute distraction, il écrivait à sa femme. Parmi les détails qu'il lui donne, se trouve dans la lettre du 26 ou 27 janvier 1816 l'histoire du curé et du mort de Luynes, et puis les défenses d'aller au cabaret le dimanche; premières petites persécutions mentionnées dans la pétition aux chambres. Il revint à Paris, et là oublia Luynes et les autorités pour se remettre à son grec, et continua la traduction de l'Ane.

Enfin, à la suite d'un second voyage, cette même année 1815, la lettre du 7 novembre contient le récit de l'infâme affaire, ainsi la qualifie Courier, qui, excitant si vivement son indignation et son horreur pour l'arbitraire, le jeta dans l'opposition. Sa carrière politique fut alors décidée par le succès inattendu de la pé

tition qu'il écrivit à son retour vraiment ab irato, et pénétré d'une seule pensée, la délivrance des malheureux, victimes de ces persécutions. Tous ceux mentionnés dans la pétition, et d'autres encore, étaient en prison, et avec la presque certitude de mourir sur l'échafaud. Aubert fut relàché; un nommé Milon, menuisier de son état, et René Supplice, qui depuis a été garde des bois de M. Courier à Luynes, au lieu d'être fusillés, ce à quoi tous deux s'attendaient, furent condamnés seulement, le premier à six années de détention à Fontevrault, le second à six mois, et par là tous deux ruinés. Milon en est devenu fou."

A MADAME COURIER.

Tours, le 29 janvier 1816.

J'AI passé hier la soirée chez madame de la Beraudière. Il y avait une douzaine de femmes et quelques hommes, la plupart jeunes gens dont je serais le père. Cela ne m'a pas empêché de faire beaucoup de folies avec eux. Deux tables de boston et un colin-maillard dans leur salon que tu connais, outre M. Raymond et une petite fille de son âge; tu peux t'imaginer comme on était à l'aise. Colin-maillard l'a emporté. Le boston a été culbuté, deux carreaux cassés dans le vacarme. M. d'Autichamp en était, sans uniforme et

sans aucune décoration. Il est vraiment aimable, tout uni et fort à la main. Enfin, nous étions là huit ou dix jeunes gens en train de nous divertir. Je suis sorti à minuit; personne ne songeait encore à s'en aller. Ils ont joué vingt sortes de petits jeux fort drôles, qui la plupart m'étaient nouveaux. Cela n'était point ennuyeux comme sont d'ordinaire les petits jeux. Les jeunes personnes sont élevées on ne peut pas mieux dans le ton à peu près des petites de la Beraudière. Celles-ci, ma foi, sont très bien; décence parfaite, sans nulle espèce de gêne. Point de politique, tout le monde en bottes ; quel délice! Ce qui m'a le plus amusé, c'est l'histoire d'un bal donné ces jours passés. Il y a eu des gens invités qui n'ont pas voulu y venir, aimant mieux donner aux pauvres l'argent que cela leur eût coûté. C'est l'épigramme qu'ils ont faite et qui a porté coup. On la leur garde bonne. D'autres, au contraire, s'attendaient à être invités, et ne l'ont point été : ceux-là ne sont pas les plus contents. Selon eux, c'est un bal d'épurés. Tu entends ce que cela veut dire. D'autres invités y sont venus, et s'en sont allés parce qu'ils n'ont pas trouvé le bal assez épuré. Toute la capacité du gouverneur et des principaux magistrats a été employée à arranger ce bal qui, définitivement, n'a contenté personne. Si tu t'étais trouvée ici, aurais-tu été assez pure? Tu es de race un peu suspecte. On t'eût admise

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à cause de moi, qui suis la pureté même; car j'ai été pur dans un temps où tout étaitembrené. C'est une justice qu'on me rend. Madame de la Beraudière ne tarit point là-dessus. La conclusion que j'ai tirée de tout cela, c'est que, quand nous serons nichés dans nos bois, sur les bords du Cher, il faudra nous y tenir, et n'avoir de liaisons, d'amis ni de connaissances qu'à Paris. Tu sais là-dessus mon système, dans lequel je me confirme par tout ce que j'observe ici.

ME

A MADAME COURIER.

Tours, le

1816.

MES marchands de bois m'ont promis de m'apporter aujourd'hui les cinq mille francs, mais je n'ai garde d'y compter; il faudra en venir aux coups, c'est-à-dire aux assignations. Ils seront bien étonnés, car jamais je n'ai fait rien de pareil. Mais je vais les étonner bien plus en leur demandant en justice des dommages et intérêts pour l'exécrable massacre de mon pauvre bois. Je comprends maintenant pourquoi mon père avait toujours quelque procès ; c'était pour ne pas se laisser manger la laine sur le dos. Moi je suis tombé dans l'autre excès, et on me dévore depuis vingt

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cinq ans. Croirais-tu bien que d'une pièce de quatorze arpents de bois il ne m'en reste plus que six? les huit autres sont passés du côté de mes voisins. Il y a des morceaux plus petits qui ont disparu entièrement; on sait seulement par tradition que je dois avoir là quelque chose. J'ai fait toutes ces découvertes dans l'énorme fatras des papiers de mon père. On ne me croyait pas homme à mettre le nez là-dedans. J'ai fait bien d'autres découvertes. Par exemple, je croyais mes fermes au même prix que du temps de mon père; cela me donnait de l'humeur. Le fait est qu'elles sont beaucoup plus bas. Il en est résulté cependant une sorte de bien, en ce que les fermiers, se regardant comme chez eux, ont beaucoup amélioré le fonds. Un seul m'a défriché, sans en être prié, six arpents de terre qui autrefois étaient incultes et inutiles; un autre a rebâti une grange. Aussi me garderai-je bien de les dégoûter par des augmentations trop fortes. Je veux seulement les engager à me faire meilleure part de mon bien.

Voici la nouvelle de Luynes : le curé allait avec un mort, un homme venait avec son cheval. Le curé lui crie de s'arrêter; il n'en a souci, et passe outre sans ôter son chapeau, note bien. Le prêtre se plaint, six gendarmes s'emparent du paysan, l'emmènent lié et garotté entre deux voleurs de grand chemin. Il est au cachot depuis trois se

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