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gnage véritable qu'il a rendu à notre innocence, nous le payaffions par un faux témoignage que nous rendrions à fa vertu par un récit inventé ou fardé. Quand un peintre fait le portrait d'une perfonne très-belle & très gracieufe, s'il fe rencontre fur fon vifage quelque tache ou quelque petit défaut, nous ne voulons ni que le peintre l'oublie entiérement, ni qu'il le marque & l'exprime jufqu'au moindre trait; car l'un gâte la beauté du portrait, & l'autre détruit la reffemblance. De même en écrivant ces vies, puifqu'il est difficile, ou plutôt impoffible de trouver un fujet irréprochable, & pur & net de tout défaut, nous devons, dans tout ce qu'il a de beau & de bon, rendre exactement la vérité, comme la parfaite reffemblance. Et pour les fautes & les taches qui fe rencontrent dans leurs actions, ou par l'emportement des paffions, ou par la néceffité des affaires, (g) nous fommes obligés de les regarder plutôt comme des manques de vertu que comme

(g) Nous fommes obligés de les regarder plutôt comme des manques de vertu, que comme des vices. Ce jugement eft très-vrai & très jufte; les défauts qu'on trouve dans la vie des grands Hommes, font comme ces petites taches qui fe rencontrent quelquefois

fur un beau vifage; elles ne le rendent pas laid ? mais elles l'empêchent feulement d'être d'une beauté parfaite. Ce que Plutarque dit ici des plus grands Hommes, doit être appli qué auffi aux plus beaux ouvrages.

des vices; & ne pas nous amufer à les repréfenter exactement dans notre histoire, mais les marquer légérement, (h) comme épargnant & refpectant la pauvre nature humaine, qui ne produit point d'original tout parfait, & qu'on puiflè prendre pour un modele achevé de beauté, de vertu & de fageffe.

Après avoir bien pensé qui je pourrois comparer à Cimon, j'ai trouvé que je devois lui comparer Lucullus. Car ils ont été tous deux grands guerriers; ils ont tous deux acquis beaucoup de réputation contre les Barbares; leur Gouvernement a été fort doux; ils ont appaifé de grandes féditions dans leur patrie; & l'un & l'autre ont gagné de grandes batailles, & érigé des trophées très-éclatants. Car, parmi les Grecs, on ne trouve point de plus grand Capitaine que Cimon, & on n'en voit point parmi les Romains de plus grand que Lucullus. Et il n'y en a pas non plus qui ayent pouffé plus loin leurs victoires; fi on en excepte Her

(h) Comme épargnant & refpectant la pauvre nature humaine. L'équité de Plutarque & la douceur de fon efprit paroiffent par-tout. Quelle beauté dans ce fentiment! C'eft épargner & refpecter la nature humaine, que de ne pas trop relover les défauts des

grands Hommes. Par - Jà, Plutarque fait le procès à ces Ecrivains qui, pleins. de malignité ou d'envie, s'acharnent fur les défaurs, & paffent légérement fur les vertus, & qui fouvent donnent à la vertu les cous, leurs du vice..

cule & Bacchus, & les exploits de Perfée contre les Ethiopiens, les Medes & les Arméniens, & ceux de Jafon dans fon voyage de la Colchide, (i) fi tant eft que depuis ce temps immémorial, on ait pu conferver jufqu'à nous quelque chofe de la vie de ces deux derniers personnages, qui mérite qu'on y ajoute foi. Cimon & Lucullus ont encore cela de commun, qu'ils ont tous deux laiffe leurs guerres imparfaites; car ils ont tous deux battu & affoibli leurs adverfaires, mais ils ne les ont pas entiérement défaits nit détruits. On trouve, fur-tout, une grande conformité entr'eux, dans la générofité charmante, & dans la courtoifie dont ils ufoient envers les étrangers qu'ils recevoient dans leur maifon, & dans la magnificence & le luxe de leur dépenfe ordinaire. Nous oublions, fans doute, quelques autres reffem-blances qu'il ne fera pas difficile de raffembler & de recueillir du récit de leurs vies.

Cimon étoit fils de Miltiade & d'Hégéfipyle, Thracienne de nation, & fille du Roi

(i) Si tant eft que depuis ce temps immémorial, on ait pu conferver jufqu'à nous, Plutarque déclare ici affez nettement qu'il doute qu'on ait confervé quelque mémoire des actions de Perfée & de Jafon, dont le premier vivoit treize cents

ans avant l'ere Chrétien-ne; & le fecond fit fon expedition dans la Colchide, quatre-vingts ans après le temps de Persée. Ce n'eft pas l'éloignement de ce temps immémorial qui en eft caufe, c'eft le défaut d'Hiftoriens,

Olorus, comme il est porté (k) dans les Poëmes qu'Archélaüs & Mélanthius firent en l'honneur de Cimon. De-là vient que Thucydide l'Hiftorien, qui étoit parent de Cimon, fe dit fils d'Olorus, qui portoit le même nom que le pere d'Hégéfipyle fon aïeul, & qu'il poflédoit des mines d'or en Thrace. On dit même qu'il mourut dans ce pays-là, ayant été tué dans un petit lieu ap pellé (1) Scapté Hyle; & que fes cendres ayant été apportées dans l'Attique, on monte encore fon tombeau dans le monument même de la famille de Cimon, & près du tombeau de fa foeur Elpinice. Il eft vrai que Thucydide étoit du bourg d'Alimufe, & Miltiade de celui de Lacia. Miltiade, ayant été condamné à une amende ce cinquante talents,. fut mis en prifon pour le payement, & y mourut, laiffant fon fils Cimon encore fort jeune, & fa fille Elpinice qui n'étoit pas encore en âge d'être mariée.

Cimon, dans fes premieres années, eut une très-mauvaise réputation, & fut fort diffamé comme un homme très-diffolu, grand

(k) Dans les Poëmes qu'Archelaus & Mélanthius firent en l'honneur de Cimon. Deux Poëtes élégiaques, le premier étoit de Milet, cu felon d'autres, d'Atheaes, il étoit grand Philo

fophe, & fut maître de Socrate; il floriffoit vers. l'Olymp. lxxxiv, & l'autre vers l'Olymp. xcv.

(1) C'eft-à-dire, la forêt foffoyés..

buveur, (m) & entiérement femblable à font aïcul Cimon, qui, à cause de sa stupidité & de fa bêtife, eu le furnom de coalemos qui fignifie hébété. Stéfimbrotus de Thafos comtemporain de Cimon, écrit qu'il n'apprit ni la mufique, ni aucune des autres fciences qu'on fait apprendre aux enfants de bonne maifon, & qui étoient fort en vogue en Gre ce; qu'il étoit entiérement privé de cette éloquence, de cette facilité & de cette grace de parler, qu'on remarque dans les enfants. d'Athenes; mais qu'il y avoit dans fes difcours beaucoup de magnanimité, de vérité & de franchife, & que la trempe de fon

(m) Et entiérement fem- garder; car il eft mis, au blable à fon aieul Cimon, contraire, avec beaucoup qui, à caufe de fa ftupidité de fens. Valere Maxime a & de fa bétife. C'eft fur voulu dire que ce fut pourcette réputation que Valere tant cette folie qui gouMaxime a écrit: Cimonis verna les Athéniens trèsverò incunabula opinione ftul- fagement, pendant qu'il fut titia fuerunt referta; ejufdem à la tête des affaires. » Ciftultitia imperia falutaria A-» mon paffoit pour fou thenienfes fenfere. » La jeu- » dans fa jeuneffe; ce fut "neffe de Cimon fut dé- » pourtant ce fou-là qui, » criée par une réputation » &c." C'est pourquoi il » de folie. Mais les Athé- ajoute: Itaque coegit eos niens éprouverent toute ftuporis femetipfos damnare » l'utilité de cette même qui eum ftolidum crediderant. " folie pendant qu'il les "C'est pourquoi il força » gouverna." J'ai rapporté » ceux qui l'avoient cru ce paffage pour l'arracher » fou, à s'accufer eux-mêà l'injufte critique du favant Muret, qui a voulu retrancher du texte de Valere Maxime, le dernier ftultitia. Il s'en faut bien.

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mes de folie." Heureux les Etats qui auroient beaucoup de foux comme ce-lui-la!

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