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Il est vrai qu'on peut dire que cela lui eft commun avec Cimon; car fes citoyens lui fufciterent des procès, & l'appellerent en juftice; & enfin, ils le bannirent du ban de l'oftracifme, pour être, comme dit Platon, dix années entieres fans entendre fa voix. Car ceux qui font naturellement portés pour l'ariftocratie plaisent peu, & font très-peu agréables au peuple ; & comme ils employent ordinairement la force & la violence, ils bleffent ceux qu'ils veulent redreffer & ramener, comme les bandages des Chirurgiens pour remettre & contenir dans leur place naturelles les parties difloquées, font grande douleur aux patients; mais peut-être eft-il plus jufte de les difculper en cela tous deux.

Du refte, Lucullus porta fes armes bien plus loin que Cimon; car il fut le premier des Romains qui traverfa le mont Taurus avec une armée, & qui paffa le Tigre. Il prit & brûla les villes Royales d'Afie, fous les yeux mêmes de leurs Rois, Tigranocerte, Cabires, Sinope, Nifibis; il pénétra vers le nord jufqu'au Phafe, vers le levant jufqu'à la Médie, & vers le midi jufqu'à la mer Rouge avec le fecours des Rois Arabes dont il ga gna l'affection; foumit tout aux Romains, & brifa toutes les forces de ces Rois. La feule gloire qui lui manqua fut de les prendre eux-mêmes & de les mener prifonniers ; mais comme bêtes fauvages, ils fe retirerent

dans des déferts inacceffibles, & dans des forêts impénétrables; & une marque fùre de cette vérité, & du grand avantage que Lucullus a de ce côté-là fur Cimon, c'est que les Perfes, comme s'ils n'avoient reçu aucun dommage de Cimon, fe trouverent incontinent en état de faire encore tête aux Grecs, & défirent leur armée en Egypte; au-lieu que Tigrane & Mithridate, après les victoires de Lucullus, ne firent plus rien de confidérable. Mais l'un, affoibli & entiérement ruiné par fes premiers combats, n'ofa jamais, pas même une feule fois, faire voir fes troupes à Pompée hors de leurs retranchements, mais prenant la fuite, il gagna le Bofphore où il mourut; & Tigrane nud & fans armes, vint embraffer les genoux de Pompée, & mettre fon diadême à fes pieds, (d) en lui faisant fa cour d'une dépouille qui ne lui appartenoit plus, & qui étoit due au triomphe de Lucullus; (e) & il fut bien content quand

(d) En lui faifant fa cour d'une dépouille qui ne lui appartenoit plus, & qui étoit due au triomphe de Lucullus. Car ce diadême n'étoit plus à Tigrane; il appartenoit à Lucullus qui l'avoit vaincu, & cette dépouille étoit cenfée de fon triomphe. Ce paffage avoit été très-mal expliqué.

(e) Et il fut bien content

quand Pompée lui rendit cette marque de la Royauté, confeffant par-là qu'il l'avoit déja perdue. Car puifqu'il la recevoit de Pontpée, c'étoit une marque qu'il ne l'avoit plus, & qu'il en avoit été privé. Ce paffage n'avoit pas été mieux traité que celui qui le précede.

Pompée lui rendit cette marque de la Royauté, confeffant par-là qu'il l'avoit déja perdue, On doit donc eftimer plus grand Capitaine, comme meilleur Athlete, celui qui renvoye fon adverfaire plus foible à qui le doit combattre après lui.

D'ailleurs, Cimon trouva la puiffance du Roi extrêmement affoiblie, & l'orgueil des Perfes bien rabaiffée par les grandes pertes qu'ils avoient fouffertes, & par les fuites où ils avoient été réduits par Thémistocle, par Paufanias, par Léotychidas; de forte que venant à les charger en cet état, il lui fut aifé de vaincre & de furmonter les corps dont d'autres avoient déja vaincu & abattu le courage; au-lieu que Lucullus trouva en tête Tigrane qui n'avoit jamais été battu, qui étoit forti victorieux de plufieurs grandes batailles, & dont la fierté étoit nourrie & augmentée par tant de glorieux fuccès.

Que s'il faut confidérer le nombre des ennemis qu'ils ont eu à combattre, (f) il n'y

(f) Il n'y a pas la moindre apparence de comparer à ceux qui fe font préfentés en bataille contre Lucullus, ceux qui ont été vaincus par Cimon. Plutarque s'exprime ici d'une maniere fort équivoque; car on doute d'abord à qui des deux il donne ce dernier avanta

ge; il n'y a que la fuite qui puiffe déterminer fon véritable, fens. En effet fi après avoir donné à Lucullus les deux avantages dont il vient de parler, il lui donnoit encore celui d'avoir un plus grand nombre d'ennemis à combattre, ce feroit très-mal-à-propos

a pas la moindre apparence de comparer ceux qui fe font préfentés en bataille contre Lucullus, ceux qui ont été vaincus par Cimon; de forte qu'à tout prendre, il est trèsdifficile de porter un jugement jufte fur ces deux perfonnages, & de décider lequel eft le plus grand; car même les Dieux leur ont été également favorables, en avertiffant l'un de ce qu'il devoit faire, & l'autre de ce qu'il devoit éviter. Ainfi on peut dire qu'ils ont eu tous deux les fuffrages des Dieux mêmes qui ont déclaré par-là qu'ils ont été tous deux gens de bien, & que leur nature étoit célefte & divine.

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qu'il ajouteroit de forte qu'à tout prendre, il eft trèsdifficile de porter un jugement jufte fur ces deux perfonnages, & de décider lequel eft le plus grand; car il l'auroit décidé lui-même, & Lucullus feroit fans contredit le plus grand. Il me paroît donc qu'il donne ici l'avantage à Cimon du côté du nombre des ennemis. Lucullus eut de grandes armées à combattre ; mais Cimon en eut de plus grandes encore. En un feul jour, il gagna deux grandes batailles; car il défit la flotte des Perfes qui é toit de fix cents voiles, & battit leur armée de terre qui étoit très-nombreu

fe, & fans fe repofer, if
alla ajouter un nouveau
trophée à ces deux victoi-
res; car il marcha contre
les quatre-vingts vaiffeaux,
Phéniciens qui venoient au
fecours des Perfes, les prit,
& tailla en pieces feurs
troupes. Il battit encore.
une groffe efcadre des Per-
fes, défit les Thafiens dans
un grand combat naval
& battit encore l'armée na-
vale des Perfes. Dans tou-
tes les actions de Lucullus,
on n'en trouve point de fi
brillante que les deux vic-
toires de Cimon gagnées
dans un feul jour, & que
le nouveau trophée ajoute
tout de fuite à ces deux
premiers.

Fin de la Compar. de Cimon & de Lucullus.

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NICIA S.

COMMEj'ai

OMME j'ai cru pouvoir avec grande raifon comparer Craffus à Nicias, & les malheurs qui arriverent à l'un dans le pays des Parthes, à ceux qui arriverent à l'autre dans la Sicile, (a) il faut auparavant me juftifier auprès de ceux qui liront ces Vies. Je les prie donc de ne pas croire qu'en écrivant les mêmes chofes que Thucydide a écrites d'une maniere fi touchante, fi pleine de force, de vivacité, d'énergie & de variété, qu'il s'eft furpassé lui-même, & a ôté aux autres l'efpérance de l'imiter, (b) je fois tombé dans

re,

(a) Il faut auparavant me juftifier auprès de ceux qui liront ces Vies. Plutarque a peur que ceux qui liront cette vie de Nicias, dont Thucydide a écrit l'hiftoine s'imaginent qu'il prétend entrer en lice contre ce grand Historien, & lui ravir la couronne qu'il a fi bien méritée; il prend ici les devants, & déclare d'abord qu'il eft très-éloigné d'une préfomption fi folle, de croire furpaffer celui qui a ravi à tout Ecrivain fage l'efpérance de

l'imiter. Que diroit aujourd'hui Plutarque de l'orgueil de ceux qui fe croyent capables de corriger & d'embellir des chefs-d'oeuvres incomparables, que toute l'antiquité a admi rés?

(b) Je fois tombé dans la folie de Timée. Plutarque note ici avec beaucoup de juftice la folie & la préfomption de Timée l'Hiftorien, qui étoit fi plein de lui-même, qu'il croyoit furpaffer Thucydide, & faire paffer Philiftus que

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