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ville où ils s'établirent après en avoir chasse les Barbares. Mais comme ils furent prefque tous hommes de courage & très-belliqueux, ils périrent dans les guerres des Medes & dans les batailles qui furent données contre les Gaulois où ils combattirent avec beaucoup de valeur, & fans épargner leurs perfonnes. Il ne refta de cette famille qu'un enfant orphelin qui fut appellé (b) Damon, & qui eut le furnom de Péripoltas. Cet enfant furpaffoit tous les enfants de fon âge en grandeur d'ame & en beauté de corps. Mais d'ailleurs il étoit fauvage, groffier & auftere dans fes mœurs.

Quand il fut forti de l'enfance, il arriva qu'un Romain, Capitaine d'une cohorte, qui hyvernoit à Chéronée, en devint paffionnément amoureux. Et comme il ne pouvoit le vaincre ni par fes follicitations, ni par fes préfents, il y avoit bien de l'apparence qu'il en viendroit enfin à la force ouverte, fur-tout la ville de Chéronée, ma patrie, fe trouvant alors dans un grand abaissement & étant fort méprifée à caufe de fa pauvreté & de fa foibleffe. Damon, craignant donc cette extrémité, & plein de reffentiment pour les tentatives que ce brutal avoit déja

(b) Damon fut nommé Péripoltas, en mémoire du

Devin qui avoit conduit søs ancêtres.

faites, réfolut de s'en délivrer en lui dreffant des embûches, & ameûta contre lui quelques-uns de fes camarades, non point en trop grand nombre, afin de fe mieux cacher; il n'y eut en tout que feize conjurés. Une nuit, après avoir bien bu, ils fe barbouillent le vifage avec de la fuie, & le matin ils vont fe jetter fur ce Capitaine Romain qui faifoit un facrifice au milieu de la place, le tuent avec quelques-uns de ceux qui étoient autour de lui, & fortent de la ville.

Voilà d'abord une grande rumeur & un grand trouble. Le Sénat de Chéronée s'affemble & condamne à mort ces affaflins pour justifier la ville envers les Romains. Le foir, comme les Magiftrats soupoient ensemble felon la coutume, Damon & fes complices entrent dans la falle du Confeil, les égor gent tous, & fe retirent encore.

Quelques jours après, il arrive que Lucius Lucullus paffle à Chéronée avec des troupes pour quelque expédition. Informé de ce grand crime qui venoit d'être commis, il fufpend fa marche, fait faire de grandes informations; & ayant trouvé que la ville n'étoit pas feulement innocente, mais qu'elle avoit été elle-même fort maltraitée, il retire la garnifon, & l'emmene avec lui.

Les habitants de Chéronée envoyent des députés à Damon, qui, par fes courfes &

par fes ravages, défoloit le pays, & rodoit toujours autour de la ville, & donnent divers décrets très-favorables, par lefquels ils l'engagent enfin à revenir. Dès qu'il eft revenu, ils l'élifent Gymnafiarque, c'est à dire, maître des exercices. Et un jour qu'il fe frottoit d'huile dans une étuve, ils le tuent en trahifon. (c) Et parce qu'il parut pendant long-temps dans ce même lieu des spectres horribles, & qu'on y entendit des lamentations affreufes, comme nos peres nous l'affurent, on condamna & on mura les portes de l'étuve. Mais encore de notre temps, les voifins prétendent qu'on y voit les mêmes fpectres, & qu'on y entend les mêmes lamentations. Ceux qui restent de cette famille, car il y en a encore, fur-tout, dans la ville de Styris dans la Phocide, & qui retiennent les mœurs & le langage des Eoliens, font appellés les asbolomenes, c'est-à-dire, les barbouillés de fuie, en mémoire de la fuie dont Damon s'étoit noirci le vifage quand il courut fus au Capitaine Romain,

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Quelque temps après, les Orchoméniens. voifins de Chéronée, & par-là fes ennemis, fufciterent à force d'argent un délateur Romain qui fe rendit accufateur de la ville, comme il auroit fait d'un fimple particulier, & la pourfuivit en juftice pour le meurtre de ces Romains que Damon avoit tués. L'affaire fut portée devant le Gouverneur de Macédoine; (d) car en ce temps-là, les Romains n'envoyoient pas encore des Préteurs en Grece. Les Avocats, qui parlerent pour la ville, en appellerent au témoignage de Lucullus. Le Gouverneur lui écrivit; & Lu- cullus dans fa réponse ayant attesté la vérité du fait, comme il s'étoit paffé, la ville gagna par ce moyen fon procès où il s'agiffoit de fa ruine totale. Les habitants, fe voyant garantis de ce grand danger, firent faire une tatue de marbre de Lucullus, & l'élevè

(d) Car en ce temps-là, les Romains n'envoyoient pas encore des Préteurs en Grece. Ils y en envoyerent bientôt après le jugement de cette affaire; car Cicéron, dans fon Oraifon contre Pifon, fait entendre que Pifon fut très-confterné quand il reçut la nouvelle que la Macédoine avoit été faite Province confulaire. Quid debilitatio atque abječtio animi tui Macedonia Pratoria

nuntiata, cùm tu nonfolùm, quod tibi fuccederetur, fed quod Gabinio non fuccede retur, exfanguis & mortuus concidifti? Se&t. 36. Il paroît même que Lucullus fut le premier Préteur qui y fut envoyé; car Plutarque nous apprend que Céfar plaida pour la Grece contre Antoine devant Lucullus, Préteur de la Macédoine. Tome vj. Vie de Céfar.

rent dans la place près de celle de Bacchus. Pour nous, quoiqu'éloignés de ces tempslà par plufieurs générations, nous eflimons que le bienfait de ce grand homme s'étend jufqu'à nous qui vivons aujourd'hui, & que nous devons porter notre part de la reconnoiffance qui lui eft dûe. C'est pourquoi, perfuadés qu'une image, qui représente les mœurs & les fentiments, eft plus parfaite & plus belle que celle qui ne rend que la forme du corps & les traits du vifage, nous embrafferons dans cet œuvre des vies paralleles la vie de ce perfonnage en fuivant tou jours la vérité. (e) Car, pour lui témoigner notre reconnoiffance, il fuffit de perpétuer la mémoire de fes actions; (ƒ) & lui-même, il ne voudroit pas que le témoi

(e) Car, pour lui témoigner notre reconnoiffance. Qui auroit dit à Lucullus que le fervice, ou plutôt la juf tice qu'il rendit à la ville de Chéronée en cette occafion, lui vaudroit deux cents ans après une récompenfe auffi glorieuse; & que dans cette ville fi peu confidérable alors, il naitroit un homme qui célébreroit fes grandes actions, & les rendroit immortelles? Car Lucullus n'eft bien connu aujourd'hui que par la vie que Plutarque en a faite.

(f) Et lui-même, il ne voudroit pas que le témoi gnage véritable qu'il a rendu à notre innocence. Plutarque prend ici les devants pour excufer ce qu'il y a dans la vie de Lucullus qui ne lui fait pas affez d'honneur, & qui paroît n'être pas affez ménagé pour un homme, à qui Chéronée avoit cette grande obligation. Le témoignage véritable que l'on rend en notre faveur, ne doit point être payé par un faux té moignage en faveur de cekui qui nous a fervis.

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