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nages qu'il nous a fait connaître, et à celle de | à six heures du soir; ou plutôt il a été enlevé Plutarque lui-même, que Dominique Ricard a dans le ciel, pareil à ces anges dont parle l'Hispeint avec la franchise et la fidélité d'un élève toire sacrée, qui, après avoir quelque temps haà qui la physionomie de son maître est familière, bité sur la terre, et rempli une mission divine, et qui est initié dans les secrets de son art. revolaient dans leur patrie avec leur pureté inalNé à Toulouse le 23 mars 1741, de parents térable. honnêtes, il est mort à Paris le 28 janvier 1803, J. T.

PRÉFACE.

L'histoire, dit Cicéron, est le témoin des temps, la lumière de la vérité, l'école de la vie'. La raison de l'homme, trop lente dans ses progrès, a besoin d'un guide sûr et éclairé qui hâte sa marche tardive. L'histoire remplit auprès de lui cette fonction importante c'est elle qui le prend, pour ainsi dire, par la main, dès sa première enfance, qui assure tous ses pas, et prévient par ses conseils les écarts de la faiblesse et de l'inexpérience; c'est elle qui recueille et transmet d'âge en âge cette nuée de témoins dont l'accord entraîne la conviction. L'esprit se rend sans peine à une autorité qui ne le soumet qu'en l'éclairant. Les succès de la prudence et de la sagesse, les revers de l'imprévoyance et de la folie, forment une double leçon qu'il est forcé d'entendre; elle détruit les illusions et les chimères dont se sont bercés, dans tous les temps, des politiques ignorants ou perfides, à qui le dégoût de leur état présent, l'idée d'une perfection imaginaire, le désir funeste de la célébrité, inspirèrent l'amour des nouveautés. De là est née cette opinion, inconnue à la sagesse de nos pères, que les empires et les états sont nécessairement soumis aux mêmes périodes d'accroissement et de destruction que les corps naturels; que, comme ceux-ci, après être parvenus à la maturité de leur puissance, ils vieillissent, ils s'altèrent, et tombent enfin dans une entière dissolution, à moins qu'en leur donnant une constitution différente on ne les rappelle, en quelque sorte, à la vie, pour recommencer une nouvelle carrière de gloire et de bonheur. Cette opinion n'a d'autre base qu'une prétendue analogie dont rien ne prouve les rapports. Les corps naturels portent en eux-mêmes un principe nécessaire de dépérissement, qui, les attaquant dès leur naissance, les mine sourdement chaque jour, et les conduit plus ou moins lentement à la mort ; c'est la loi de leur création : les corps politiques, au contraire, ouvrage des institutions humaines, sont fondés sur des rapports moraux dans lesquels rien n'atteste l'existence de cette prétendue cause de leur dissolution.

L'expérience, dira-t-on, vient cependant à l'appui de cette opinion; on a vu tous les empires, lorsqu'ils brillaient au plus haut point de leur grandeur et de leur gloire, tendre rapidement vers leur chute. Il est vrai que les fondements sur lesquels posent leur

1 De Orat. lib. 11, cap. IX.

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puissance et leur prospérité sont souvent ébranlés par les passions des hommes; les richesses énervent les esprits, le luxe corrompt les mœurs, et la ruine des mœurs entraîne celle des empires. Reconnaissons néanmoins que ces causes de dépérissement ne tiennent pas nécessairement à la constitution des États; que la main d'un législateur habile pourrait facilement en arrêter les effets, et prévenir la chute des corps politiques. Ce fut au sein de la corruption que Lycurgue opéra cette réforme qui régénéra Lacédémone, qui lui imprima, pour une suite de siècles, une force et une stabilité qu'elle n'avait pas eues encore, et qui lui conserva si longtemps la supériorité sur le reste de la Grèce. Je sais que le peu d'étendue de sa république rendait cette régénération bien plus facile que celle d'un grand empire corrompu par les jouissances d'une longue prospérité, et affaibli par les erreurs de ses chefs: mais, outre qu'une réforme si entière n'est pas toujours nécessaire, alors même ses maux ne sont pas irréparables; et s'il est impossible de lui rendre son ancien éclat, on peut du moins le rasseoir sur ses bases, réparer ses brèches, et lui assurer encore une longue existence. Serait-ce par un changement total de principes, et, s'il est permis de parler ainsi, par la transfusion d'un sang étranger, qu'on redonnerait à ces êtres moraux une nouvelle vigueur? Non; des remèdes analogues à leur constitution primitive, et dispensés avec une sage réserve, pourront seuls leur procurer la guérison de leurs maux.

C'est de l'ignorance des peuples qu'est venue presque toujours leur facilité à se laisser séduire. La connaissance de l'histoire les eût mis en garde contre des novateurs qui affectent de décrier tous les monuments historiques, ces témoins fidèles des temps; et de jeter sur l'éclat de leurs dépositions le soupçon de l'erreur et du mensonge. Ils s'indignent quand on oppose à leurs nouveautés l'autorité des faits. L'homme, disent-ils, n'a pas besoin de puiser dans les exemples de ceux qui l'ont précédé des conseils pour ce qu'il doit faire; sa raison lui suffit : loin de se traîner sur les pas d'autrui, il doit s'abandonner à son propre essor, et par une heureuse audace, ouvrir à la politique des routes nouvelles qui soient pour les peuples des sources de gloire et de bonheur. A les en croire, ce n'est que de leur temps que le flambeau de la vérité a fait briller sa lumière; la science de conduire les hommes n'a été

jusqu'à eux qu'une misérable routine que les législateurs ont suivie en aveugles; ils ont tenu les nations dans une sorte d'enfance, et leur ont caché leurs droits, afin de les asservir.

Sans doute la raison fut donnée à l'homme pour l'éclairer et le conduire; mais à combien d'erreurs ne le livre pas trop souvent ce guide infidèle! combien de fois, séduite par les passions, ne trouve-telle pas mille prétextes pour méconnaître la vérité ou pour la combattre! C'est surtout dans les hommes d'État que cette insuffisance de la raison est plus commune et plus funeste. La flatterie, cette ennemie si assidue et si dangereuse, en corrompant le cœur élève sur l'esprit des nuages épais qui lui dérobent la vue des piéges qu'on lui tend. Le goût de la domination, l'habitude de voir tout ce qui les entoure céder à leurs moindres volontés, rendent les homde mes en place incapables de cette sage réflexion, cette méditation profonde de leurs devoirs, qui leur apprendrait à connaître les hommes, à juger les événements, à discerner les bonnes et les mauvaises vues qu'on leur suggère. L'homme de génie lui-même a besoin du fil de l'histoire pour se guider dans le dédale obscur de la politique : accoutumé à embrasser les objets de ce haut point d'élévation où son esprit le place, pour saisir d'un coup d'œil le but où il doit tendre, il est plus exposé qu'un autre à s'égarer sur les moyens de détail qui assurent souvent le succès des entreprises. L'histoire, en lui rendant présente l'expérience des siècles passés, lui donne des conseils, aussi sûrs que désintéressés, qui lui montrent les routes qu'il doit suivre, les écueils qu'il doit éviter, et le port assuré où une sage manœuvre peut faire arriver heureusement le vaisseau de la fortune publique.

C'est par là qu'on peut apprécier les reproches qu'on fait aux anciens législateurs, en les accusant de s'être traînés sur les pas de ceux qui les ont précédés, d'avoir laissé languir les nations dans une longue enfance, pour les condamner au plus honteux esclavage. Peut-on sans injustice méconnaître le bien qu'ont fait ces hommes si éclairés, en imposant aux passions humaines le joug salutaire des lois, et en renfermant dans de justes bornes l'usage de leur liberté, afin de leur en garantir la durée?

L'histoire est un champ si vaste, que peu de personnes peuvent en parcourir toute l'étendue. Les histoires générales, qui, remontant à l'origine du monde, en embrassent toute la durée, celles même qui se bornent à décrire la naissance, les progrès et les actions d'un grand peuple, exigent, pour être lues avec fruit, une étendue d'esprit, une application, une constance dont la plupart des lecteurs ne sont pas capables. On peut les comparer à des tableaux d'une composition savante, où la multitude et la variété des objets, où les grands effets d'une riche ordonnance, où l'accord parfait de toutes les parties qui le composent, ne peuvent être sentis et appréciés que par d'habiles connaisseurs. Le genre adopté par Plutarque, et dont il peut à bien des égards

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passer pour l'inventeur, plus facile à saisir et à suivre, excite par cela seul un intérêt plus général. C'est une galerie de portraits dont les originaux sont assez connus du commun des lecteurs, pour qu'ils puissent vérifier dans les copies cette resseniblance qui en fait un des plus grands mérites. Plutarque y a mis un intérêt de plus par le parallèle qu'il établit entre les grands hommes dont il écrit la vie : cette opposition fait ressortir davantage leurs bonnes et leurs mauvaises qualités, elle nous les fait mieux connaître et mieux juger.

C'est sans doute cette manière si intéressante d'écrire l'histoire qui est la source du plaisir que cause la lecture des Vies des grands hommes; c'est à elle aussi qu'on doit attribuer la réputation dont leur auteur a joui même auprès de ses contemporains. Honoré et chéri dans sa patrie, il ne fut pas moins estimé dans le reste de la Grèce. Athènes, l'école des sciences et des arts, l'admit au nombre de ses citoyens, et il y fut recherché de tous les savants. Il n'obtint pas moins de considération à Rome, où les plus illustres sénateurs s'empressaient d'aller l'entendre et de recevoir ses leçons. La postérité a confirmé pour lui le jugement de son siècle; sa réputation s'est accrue d'âge en âge; et encore aujourd'hui le suffrage des hommes éclairés le place au rang du petit nombre des bons historiens dont s'honorent les plus beaux siècles de la Grèce et de Rome. Les Vies des grands hommes sont la lecture de tous les âges et de tous les états. Si les personnes instruites les lisent avec plus de fruit, le commun des lecteurs y trouve tout ce qu'il faut pour attacher. Les hommes d'un âge fait y voient confirmer les leçons qu'ils doivent à leur expérience, et y en puisent de nouvelles. Les jeunes gens y lisent avec avidité ces récits intéressants, ces peintures des mœurs antiques, qui font de ces Vies comme autant de drames dont le sujet, les événements et les acteurs remplissent la scène avec tant d'intérêt.

Rien ne dépose plus en faveur du caractère de Plutarque que les choix qu'il a faits pour les sujets de ses Vies. Il a pris, en général, des hommes que leurs qualités, leurs talents et leurs vertus rendent recommandables. Ce sont presque toujours des guerriers célèbres qui excitent notre admiration par leur courage, et qui méritent notre estime par l'emploi qu'ils en ont fait; qui, modestes et généreux dans la victoire, loin d'abuser de leur pouvoir pour perdre leurs ennemis, ont préféré à la force qui ravage et qui détruit, la bonté qui protége et qui conserve : ce sont de sages législateurs qui, par de bonnes lois, par un gouvernement bien réglé, ont rendu les citoyens heureux : ce sont des hommes d'État dont la prudence

Cornélius Népos avait écrit avant lui les Vies de quelques Capitaines grecs et de deux romains; mais, outre qu'elles ont peu d'étendue, il n'a pas comparé entre eux les personnages dont il écrit l'histoire; c'est surtout par ces parallèles si judicieusement faits que se distinguent les ouvrages historiques de Plutarque; et cette manière de traiter l'histoire n'était pas

encore connue.

et les conseils ont contribué à augmenter la gloire de leur nation : ce sont des orateurs à jamais célèbres par le double mérite de l'éloquence et de la science politique, qui, défenseurs ardents de la liberté publique, portèrent à la tribune, contre les factieux, le même courage et la même intrépidité que les guerriers déployaient sur le champ de bataille contre les ennemis de l'État. Son histoire est donc une leçon continuelle de morale mise en action, qui présente aux lecteurs des modèles de sagesse, de modération, de justice, de tempérance, de toutes les vertus enfin qui contribuent également au bonheur des particuliers et à la félicité des sociétés publiques. Si à côté de ces hommes vertueux il en a placé quelques-uns dont le caractère et les mœurs contrastent avec ceux des premiers, c'est, comme il le dit luimême, afin d'inspirer, par cette opposition, plus d'horreur pour le vice, plus d'estime pour la vertu. En effet, suivant la pensée du plus grand esprit du siècle dernier, l'exemple du mal étant beaucoup plus commun que celui du bien, il faut en tirer aussi des sujets d'instruction'.

Un des mérites de Plutarque dans ses Vies des grands hommes, c'est de s'être moins attaché à raconter les faits éclatants qui, se trouvant dans tous les historiens, sont connus de tout le monde, que ces actions de leur vie privée qu'ont négligées la plupart des autres écrivains, et qui cependant sont plus propres à faire connaître les caractères et les mœurs, que ces exploits brillants qui le plus souvent sont des efforts des passions et n'occupent que quelques instants dans la vie, au lieu que les autres sont la suite du naturel et forment nos habitudes. On connaît souvent mieux un homme par un trait, par un mot qui lui échappe, que par un grand nombre de faits de sa vie publique. Ce tyran qui à la représentation d'une tragédie touchante, se surprenant dans une émotion involontaire, se lève brusquement et sort du théâtre, en s'écriant avec une sorte d'indignation: « Je serais sensible à la pitié! » met plus à découvert, par cette seule parole, l'atrocité de son âme, que par les cruautés qu'il avait commises 2. Après l'approbation générale donnée dans tous les temps à cette manière d'écrire l'histoire, on peut être surpris qu'elle n'ait été imitée par aucun historien des âges suivants.

Je ne dois pas cependant dissimuler qu'elle n'a pas été à l'abri de toute critique. Le nombre des censeurs, il est vrai, n'est pas considérable; et je ne sache qu'un savant académicien des Inscriptions et Belles-Lettres, M. l'abbé Sallier, qui, dans l'examen qu'il a fait de trois discours de Plutarque, l'un sur la fortune des Romains, les deux autres sur la fortune et la vertu d'Alexandre, ait blâmé ouvertement la forme que Plutarque a suivie en écrivant l'histoire. D'abord il l'accuse d'avoir porté jusqu'à l'excès la prévention qui l'aveuglait en faveur des Grecs, et

1 Pascal, Pensée 28.

2 Alexandre, tyran de Phères.

d'avoir tout donné à la partialité. C'est, à l'en croire, par le même zèle, que Plutarque avait conçu le dessein bizarre de comparer des hommes aussi distants les uns des autres par l'éloignement des temps et des lieux, que par le genre de vie qu'ils ont mené, par la nature des passions qui les gouvernaient, et par la différence des actions qui distinguèrent leur vie. Plutarque, au lieu d'attendre le jugement de la postérité sur ces héros, le prévient par ses comparaisons. Les Grecs gagnaient du moins, par son ouvrage, d'être mis à côté des plus grands hommes de la république romaine. D'ailleurs, ajoute M. l'abbé Sallier, en opposant ainsi un Grec à un Romain, il met dans le plus grand jour les plus petites actions des Grecs, et cherche à les faire paraître très-souvent supérieurs, et presque toujours égaux 1.

Mais le savant académicien paraît être tombé luimême dans le défaut qu'il reproche à Plutarque, et n'avoir suivi dans sa censure que la prévention qu'il montre, dans tous ses Mémoires, en faveur des Romains contre les Grecs. Je ne puis croire avec lui que la jalousie et le préjugé national aient seuls fait concevoir à Plutarque le dessein de comparer les grands hommes de la Grèce avec ceux de Rome. On ne pourrait lui supposer ce motif qu'autant qu'il serait réellement vrai, comme le prétend M. l'abbé Sallier, qu'en les opposant les uns aux autres il aurait rabaissé les Romains pour faire paraître les Grecs supérieurs à leurs rivaux; et la lecture de ses Vies doit convaincre du contraire tout esprit impartial. Plutarque ne flatte pas ordinairement ses héros. S'il leur arrive de perdre la modération dans la victoire, de faire servir leur puissance à des vues ambitieuses, de chercher à asservir le peuple en ne paraissant que le gouverner, de ne pas porter dans l'administration des affaires cet esprit de désintéressement qui fait le bien pour le bien même, et qui ne veut aller à la gloire que par la vertu; alors il les condamne sans ménagement, et place à côté des éloges qu'il a donnés à leurs vertus la juste censure de leurs défauts. Entre ces personnages célèbres, je n'en vois qu'un seul qu'il ait jugé trop favorablement, c'est Périclès, dont les grands talents, dont les succès et la réputation semblent avoir ébloui Plutarque sur des fautes essentielles que ce grand homme commit dans son administration. Quelquefois aussi il s'est laissé tromper sur l'idée qu'il nous donne de ses héros, par les guides qu'il a suivis; j'aurai occasion de le remarquer dans la vie de Cléomène, roi de Sparte : mais alors, au lieu de lui reprocher de la partialité, c'est un manque de discernement dans le choix des historiens à qui il donne sa confiance, dont on doit l'accuser. Ces fautes même sont rares dans cet écrivain sage et judicieux. Loin de prendre le zèle outré d'un panégyriste, il conserve en général le caractère d'un témoin vrai et incorruptible.

Il ne se montre pas moins impartial dans les parallèles des grands hommes qu'il compare ensemble.

1 Acad. des Inscript. t. vi, p. 136.

Ils sont à peu près d'un mérite égal; et si les Grecs semblent souvent l'emporter, plusieurs fois aussi les Romains ont une supériorité marquée. On le voit en particulier dans les comparaisons de Solon et de Publicola, de Pélopidas et de Marcellus, de Philopémen et de Flaminius, de Démétrius et d'Antoine, et dans plusieurs autres. Quelle preuve plus sensible de sa modération et de son équité que les vies de Démosthène et de Cicéron! En les comparant du côté de l'éloquence, quel beau champ n'avait-il pas pour donner la préférence à l'orateur grec, sans craindre le reproche d'être partial! Il s'abstient de les comparer sous ce rapport, par le motif que le parallèle est trop difficile; et par là il donne lieu de juger qu'il croit Cicéron égal à Démosthène pour le talent de la parole.

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L'éloignement des temps et des lieux où vécurent les hommes qu'il compare, loin de rendre son ouvrage bizarre, comme le prétend M. l'abbé Sallier, ne lui donne-t-il pas, au contraire, un mérite de plus, en ce qu'il a su choisir, dans des temps et dans des lieux si éloignés, des personnages qui ont entre eux des rapports frappants; en ce qu'il saisit avec | justesse les traits de caractère et les actions par lesquels ils diffèrent ou se ressemblent? Faire un crime à Plutarque de ce qu'il prévient par ses comparaisons le jugement de la postérité, c'est faire aussi le procès à presque tous les historiens, à ceux même qui ont le plus de réputation, et qui, dans le cours de leur histoire, jugent les hommes qui ont eu une grande influence sur les événements qu'ils décrivent. Ces parallèles, si fort blâmés par M. l'abbé Sallier, sont, de l'aveu de tout le monde, une des plus intéressantes parties de l'ouvrage de Plutarque. On y reconnaît toujours le bon sens et la sagacité de cet écrivain, son équité à comparer, à peser dans la plus juste balance les actions de ses héros. Il nous manque les comparaisons de Thémistocle et de Camille, de Pyrrhus et de Marius, de Phocion et de Caton d'Utique, d'Alexandre et de César; et ce ne sont pas, comme on voit, celles qu'on désirerait le moins d'avoir de la main de Plutarque. Duhaillan les avait suppléées du temps d'Amyot: M. Dacier les a faites aussi; et, à leur exemple, j'ai essayé de remplir cette lacune. Mais j'ai senti quel désavantage il y avait à lutter avec un écrivain tel que Plutarque, dans la partie de son ouvrage la plus généralement estimée.

Ce n'est pas la seule perte que nous ayons faite dans les ouvrages de cet historien. Plusieurs de ses Vies ont été aussi la proie du temps; et dans ce nombre, il y en a deux qu'on ne peut trop regretter : celle d'Aristomène, général des Messéniens contre les Spartiates; et celle d'Épaminondas, cet homme extraordinaire, si grand par ses exploits, plus grand encore par ses vertus, qui, au jugement de Cicéron, fut le premier des Grecs qui, suivant le témoignage de Spintharus son maître, était l'homme qui savait le plus et qui parlait le moins; plus philosophe encore

• Tuscul. liv. 1, chap. II.

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par sa conduite que par ses principes; qui, ami de la pauvreté par choix, se refusa à tous les moyens qui lui furent offerts de sortir d'un état dont il faisait sa gloire. Quel beau champ pour Plutarque, que la vie d'un tel homme! Combien, dans un sujet si grand, l'amour de la patrie avait dû l'élever au-dessus de lui-même! Si, comme on le verra dans sa vie, cet amour de son pays l'a fait sortir une fois des bornes de la modération; s'il l'a rendu injuste envers l'historien le plus estimable, combien ce sentiment dut-il exalter son âme, lorsqu'il n'eut qu'à louer dans l'homme dont sa patrie s'honorait le plus!

Après la réputation dont les ouvrages de Plutarque ont joui, même à Rome, dès son vivant; après le long séjour qu'il a fait dans cette capitale du monde, on a droit d'être surpris qu'aucun des écrivains qui y fleurissaient alors, tels que Perse, Juvénal, Quintilien, Sénèque, Lucain, Martial, Pline le Jeune et d'autres, n'aient jamais parlé de lui. | Auraient-ils été jaloux de son mérite et de sa célébrité? auraient-ils vu avec chagrin qu'un étranger, né dans une ville obscure et à peine connue, leur eût enlevé la gloire de traiter leur propre histoire sous une forme nouvelle et piquante, dont personne avant lui n'avait eu l'idée ? Cependant on avait déjà vu plusieurs écrivains grecs accueillis à Rome avec empressement, et traités de la manière la plus honorable. Polybe avait joui de la confiance de Scipion l'Africain, qu'il accompagnait dans toutes ses expéditions; Caton avait fait exprès le voyage de Cypre, pour aller chercher le philosophe Athénodore et l'attacher à sa personne; Cicéron avait défendu la cause du poëte Archias avec tout le zèle, toute la chaleur de l'estime et de l'amitié. Au reste, si le silence des auteurs romains à l'égard de Plutarque a été l'effet de l'envie, il faut avouer que les écrivains grecs n'ont pas été plus justes envers les auteurs romains : ils parlent d'eux bien rarement; et lorsqu'ils le font, c'est avec une réserve qui décèle leur jalousie. La vanité grecque se serait crue humiliée en avouant même une égalité de mérite dans des hommes qu'ils ne regardaient que comme leurs disciples, et des disciples trop nouveaux pour avoir pu s'élever à la perfection de leurs maîtres. Mais Plutarque fut dédommagé de ce silence par l'estime que lui témoignèrent les empereurs Trajan et Adrien, ces princes dont les lumières et les vertus donnaient tant de poids à leur suffrage.

Si au mérite du fond, qui distingue en général les ouvrages historiques de Plutarque, il eût joint toutes les qualités du style, il n'est pas d'historien dont la réputation eût surpassé la sienne. Mais cette partie de ses écrits n'est pas la plus soignée, on y désirerait plus d'agrément, de douceur et de grâce. La longueur de ses phrases jette souvent de l'obscurité dans ses récits, et rend sa diction traînante: on n'y trouve pas cette pureté, cette finesse du langage attique, qui font le charme des écrits de Démosthène, de Platon, d'Eschine, de Xénophon, et de tous les écrivains de ce beau siècle de la Grèce, dout

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