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long séjour pour apprendre l'histoire, les mœurs et les coutumes des Romains; il devait en avoir déjà une première connaissance. Cette histoire était depuis plusieurs siècles trop liée avec celle de la Grèce, pour que son étude n'entrât pas dans l'éducation de toutes les personnes honnêtes. M. Dadier croit donc que tout le temps de son séjour ne passa pas vingt-deux ou vingt-trois ans, et même que dans cet intervalle il fit quelques voyages en Grèce. Ce sentiment est bien plus vraisemblable. S'il ne fût retourné dans sa patrie que vers l'âge ce soixante-dix ans, il n'aurait guère été en état de vaquer aux emplois de police dont il y fut chargé, et il n'aurait pas dit qu'ayant déjà exercé pendant plusieurs pythiades le ministère de prêtre d'A pollon, il était encore très en état d'en remplir les fonctions sans fatigue.

XIII. On croit que ce fut dans un de ses voyages de Rome en Grèce qu'il se maria; mais on ne sait pas à quel âge. Corsini, sur des motifs assez légers, conjecture qu'il avait alors cinquante ans j'ai peine à croire qu'il eût attendu si tard à se marier; et je pourrais en trouver des preuves dans les écrits mêmes de Plutarque, si cette question méritait d'être approfondie. Il épousa une femme de Chéronée, nommée Timoxène, fille d'un Aristion dont il est parlé dans les Propos de table 1. Le mariage est une des circonstances qui influent le plus sur la destinée des hommes; il décide presque toujours du reste de leur vie. Plutarque eut le rare avantage de trouver dans Timoxène toutes les qualités de l'esprit et du cœur qui pouvaient le rendre heureux le portrait qu'il en fait lui-même, après plusieurs années de mariage, montre qu'elle joignait à une âme élevée, à un caractère ferme et supérieur à toutes les faiblesses de son sexe, une douceur, une modestie, une simplicité, qui lui conciliaient tous les cœurs. S'il est vrai, comme M. Dacier le pense, que Plutarque, dans ses Préceptes du Mariage, n'ait fait que retracer ce qui se pratiquait dans sa maison, on peut dire qu'il réunissait tous les avantages que les hommes désirent le plus la gloire solide qui suit les grands talents, et les jouissances douces et pures qui sont attachées aux vertus domestiques. Quels témoignages de tendresse il donne à sa femme dans un de ses ouvrages?! avec quelle satisfaction et quelle complaisance il parle de ses vertus! Un tel attachement de la part du mari ne permet pas de douter qu'il ne trouvât dans sa femme cette réciprocité de confiance et d'amour qui faisait leur bonheur mutuel.

XIV. Une heureuse fécondité vint augmenter encore les charmes de leur union. Ils eurent d'a

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bord quatre fils, que Plutarque nous a tous fait
connaître dans ses écrits: Autobule, l'aîné des qua-
tre; Charon, qui mourut dans son enfance; Lam-
prias et Plutarque, qui lui survécurent, et dont le
premier nous a laissé le catalogue de tous les ou-
vrages de son père. Corsini lui donne un cinquième
fils, qu'il croit avoir été l'aîné; mais il ne dit pas
sur quelle autorité il fonde ce sentiment, et je ne
vois rien dans Plutarque qui puisse l'autoriser.
Après ces quatre fils, Timoxène lui donna une fille
qu'ils avaient l'un et l'autre longtemps désirée,
et qu'ils eurent le malheur de perdre à l'âge de
deux ans. Cette mort les affligea vivement; mais
ils la soutinrent l'un et l'autre avec un couragé
égal. La lettre que Plutarque, alors absent, écri-
vit à sa femme pour la consoler, est à la fois un
monument de la fermeté de leur âme et de la bonté
de leur cœur. Il y fait un portrait intéressant du
bon naturel que cet enfant avait annoncé dès l'âge
le plus tendre mais il faut le voir tracé de la main
même de Plutarque; il y a peint son propre ca-
ractère. « Vous savez, écrit-il à sa femme, que
« cette fille... m'était d'autant plus chère que j'a-
« vais pu lui faire porter votre nom. Outre l'amour
«< naturel qu'on a pour ses enfants, un nouveau
<< motif de regrets pour nous, c'est la satisfac-
«<tion qu'elle nous donnait déjà; c'est son carac
<< tère bon et ingénu, éloigné de toute colère et de
<< toute aigreur. Elle avait une douceur admirable
«< et une rare amabilité : le retour dont elle payait
<< les témoignages d'amitié qu'on lui donnait, et
«< son empressement à plaire, me causaient à moi-
« même le plus vif plaisir, et me faisaient connaî-
«<tre la bonté de son âme. Elle voulait que sa
<< nourrice donnât le sein non-seulement aux en-
<< fants qu'elle aimait, mais encore aux jouets dont
elle s'amusait; appelant ainsi, par un sentiment

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«< d'humanité, à sa table particulière, toutes les
«< choses qui lui donnaient du plaisir, et voulant
« leur faire part de ce qu'elle avait de meilleur1. »
XV. Ce n'est pas la seule occasion où Plutarque
ait montré sa tendresse paternelle; on en voit d'au-
tres preuves dans le ton affectueux qu'il prend avec
ses fils lorsqu'il s'entretient avec eux. Remplissant
avec tant de fidélité tous les autres devoirs que la
nature et le sang lui inspiraient; bon fils, bon frère
et bon mari, aurait-il pu négliger un sentiment
si profondément gravé dans le cœur de tous les
hommes, et qu'il est si doux de satisfaire? Son
Traité sur l'éducation des enfants en est une
preuve sensible : c'est un de ses meilleurs ouvra-
ges par la sagesse, par l'humanité des préceptes
qu'il contient; et quoique en ce genre, comme en
tout autre, il soit beaucoup plus aisé de bien dire

1 Consolation sur la mort de sa fille.

que de bien faire, il a traité ce sujet important de manière à nous convaincre que le cœur lui a dicté, plus encore que l'esprit, les règles qu'il trace pour porter les enfants au bien. Elles respirent la douceur, la bonté, l'indulgence; et l'on peut conjecturer qu'il n'a fait qu'exposer dans cet ouvrage le plan qu'il suivait pour l'éducation de ses enfants. En général, tout ce qu'on connaît de Plutarque nous donne l'idée la plus avantageuse de l'excellence de son caractère, de sa sagesse, de sa modération, de la paix qui régnait dans son intérieur, et de son affection pour tout ce qui l'entourait. Il poussait cette sensibilité jusqu'à ne vouloir pas se défaire des animaux qui avaient vieilli à son service, et qu'il laissait mourir paisiblement dans leurs étables. « A plus forte raison, dit-il, « dans la vie de Caton le Censeur, me garderais« je de renvoyer un vieux domestique, de le chasser de ma maison, comme de sa patrie; de l'ar« racher à ses habitudes, à sa manière de vivre, « d'autant qu'il serait aussi inutile à celui qui l'a« chèterait, qu'à moi qui l'aurais vendu. »>

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XVI. Mais cette douceur et cette humanité, qui honorent son cœur, n'empêchaient ni la fermeté dont il avait besoin pour tenir ses esclaves dans l'ordre, ni même la sévérité dont il usait quelquefois contre ceux qui s'en étaient écartés. Aulu-Gelle en rapporte un trait qu'il tenait du philosophe Taurus, contemporain et ami de Plutarque, et dans lequel il démentit ce caractère de bonté dont il faisait profession. « Il avait un esclave d'un na« turel méchant, et qui avait quelque teinture de philosophie. Un jour que cet homme avait fait • une faute considérable, son maître ordonna qu'on le châtiât. Pendant qu'on le frappait, il se mit à jeter des cris, en se plaignant de l'injustice du « châtiment qu'on lui faisait souffrir. Comme on « continuait toujours, il change de ton, et, au lieu « de se plaindre, il fait à son maître les plus sé« rieuses réprimandes; lui dit qu'il se pare faus« sement du nom de philosophe; qu'après avoir a souvent parlé contre la colère, il se livre à cette «< passion honteuse, dément par sa conduite les préceptes qu'il a donnés dans ses écrits, et fait a déchirer à coups de fouet, sous ses yeux, un « malheureux esclave. Comment, coquin, lui • répondit Plutarque avec beaucoup de tranquil« lité, à quoi juges-tu que je sois en colère? « Ma voix, mon visage, ma couleur, portent-ils a l'empreinte de cette passion? mes yeux et ma bouche marquent-ils que je sois hors de moia même ? m'entends-tu pousser des cris de fureur, et dire des paroles dont je puisse avoir à me repentir? En disant ces mots, il se tourne vers « celui qui châtiait l'esclave: Mon ami, lui dit-il, • pendant que nous disputons lui et moi, conti

a

«nue ton office. »> On pourra soupçonner, dans ces derniers mots, une ironie cruelle, qui démentirait le caractère humain qu'on attribue à Plutarque. Car l'homme qu'on punit peut bien ne pas mériter de pardon; mais, dès qu'il souffre, il ne doit pas être l'objet de la raillerie. M. Dacier trouve dans cette tranquillité tout ce qu'on pourrait attendre de la fureur la plus marquée, et croit que son humanité aurait dû souffrir d'assister lui-même à cette punition. Il est certain qu'on voit avec peine Plutarque être témoin d'une pareille exécution, et y conserver autant de sang-froid. Il paraît cependant que, naturellement doux envers ses esclaves, ce fut pour céder aux représentations de sa femme et de ses amis, qui blâmaient sa trop grande douceur, qu'il commença à s'aigrir contre leurs fautes, et à les faire punir sur-le-champ ; mais ensuite ayant reconnu, comme il nous l'apprend lui-même qu'il valait encore mieux que son indulgence les rendît pires, plutôt que de se pervertir lui-même, et que la douceur réformait plus efficacement que la punition, il revint à la bonté de son naturel.

XVII. II jouissait d'une fortune assez considérable, et tenait un grand état à Chéronée. On ne peut en douter, après ce qu'il écrit à sa femme dans cette lettre de consolation que nous avons déjà citée. « Ne vous arrêtez pas, lui dit-il, aux << larmes et aux gémissements de ceux qui viennent, « par l'effet d'une mauvaise habitude, partager « votre douleur. Pensez plutôt combien ils vous << envient vos enfants, votre maison et votre genre « de vie. Tandis que tant d'autres accepteraient « votre condition, même avec le malheur que << nous venons d'éprouver, serait-il raisonnable «< que vous en parussiez mécontente, et que, dans l'impatience que vous causerait un seul accident « fâcheux, vous fussiez insensible à tous les avan«tages qui vous restent? » On doit juger encore de l'aisance dans laquelle il vivait, par le bonheur qu'il eut de ne jamais emprunter. Dans un traité qui a pour titre : Qu'il ne faut pas emprunter à usure, après avoir peint avec force la rapacité des usuriers; il ajoute « Ne croyez pas,

<< quand je parle ainsi, que j'aie des motifs per<«<sonnels de vengeance contre les usuriers; ils << n'ont jamais emmené mes boeufs ni mes che<< vaux. >> Cette heureuse indépendance pouvait bien être aussi l'effet de la sagesse de son administration domestique, plus encore que celui de sa richesse. Car on a vu, dans tous les temps, les gens les plus riches se rendre les esclaves des usuriers, et en devenir souvent les victimes. Au contraire, une honorable économie fournit à une dépense considérable, et donne même de grands moyens de bienfaisance, en faisant retrouver

1 Traité de la colère.

dans la frugalité ce qui manque du côté de la for- | l'humanité, uniquement dirigée vers le bonheur

tune'.

XVIII. Nous n'avons pas plus de certitude sur l'année de la mort de Plutarque que sur celle de sa naissance. Les anciens gardent le silence sur ce point, et les opinions des modernes sont partagées : les uns le font mourir dans les premières années du règne d'Adrien, vers l'an cent vingt de J. C.; d'autres, sur la fin de ce règne, l'an cent trente-quatre de notre père. Il y en a qui reculent sa mort jusqu'au règne d'Antonin; ce qui lui donnerait quatre-vingt-neuf ou quatre-vingt-dix ans de vie. Quelques-uns ne le font vivre que soixantedouze ou soixante-quinze ans; mais tous n'appuient leurs sentiments que sur des probabilités et des conjectures fort incertaines, qu'il est facile de détruire, et non de remplacer par de meilleures. Je n'entrerai pas dans cette discussion, qui, ne pouvant mener à rien de certain, aurait peu d'intérêt pour le lecteur. Je dirai seulement que le nombre prodigieux d'ouvrages que Plutarque a composés, et comme historien et comme philosophe, font croire qu'il a poussé loin sa carrière. Quoiqu'il écrivît avec une facilité qui a nui à la perfection de ses ouvrages, il en est un grand nombre qui ont demandé des recherches longues et pénibles, et qui n'ont pu être que le fruit lent du travail et des années.

des hommes, et qui leur en montre la vraie route, en leur faisant voir leur intérêt dans la fuite du mal et dans l'amour du bien. On ne peut les lire sans se sentir mal avec ses vices, sans rougir de ses passions, sans désirer de devenir meilleur. Il n'est, sans exception, aucun philosophe de l'antiquité dont les principes soient généralement plus vrais, les maximes plus raisonnables, les règles de conduite plus sages, plus utilement ramenées à la pratique de nos devoirs; et si l'on excepte son sentiment sur le suicide, qu'il paraît approuver, sa morale n'a rien que la raison la plus sévère ne puisse approuver.

XX. Une des qualités qui le distinguent le plus, c'est un esprit judicieux, impartial, ami du vrai, et équitable dans ses jugements; mais ce caractère, qu'il a constamment soutenu dans les vies des grands hommes, se trouve bien démenti dans deux de ses ouvrages de morale, où l'on ne reconnaît plus sa sagesse ni sa modération, et qui prouvent à quel excès les meilleurs esprits peuvent se laisser emporter, quand une fois la prévention les égare. La première occasion où il s'est montré si différent de lui-même, c'est dans le jugement qu'il a porté de l'Histoire d'Hérodote, non sous le rapport de la composition et du style, car à cet égard il en fait le plus grand éloge; mais sur le fond même, qu'il taxe de mensonge et de fausseté, et sur le caractère de l'historien, qu'il accuse d'une méchanceté réfléchie. On pourrait dire, pour diminuer le tort de Plutarque, qu'un jugement si contraire à la vérité avait pris sa source dans un motif honnête; ce fut l'amour de sa pa

XIX. Il entre nécessairement dans l'histoire d'un homme de lettres de faire connaître le mérite et l'utilité de ses ouvrages. J'ai déjà jugé Plutarque comme historien; il me reste à l'apprécier comme philosophe. Il n'a, sous ce dernier rapport, ni la même réputation, ni le même mérite. Quels droits cependant n'a pas à notre estime un écrivain la-trie qui le rendit injuste. Mais ce sentiment, tout borieux qui fit un emploi si utile de ses talents et de ses connaissances? Né dans un siècle où la philosophie ne comptait plus guère parmi ses disciples, ou que des athées, ennemis déclarés de toute religion et de toute morale, ou des esprits exagérés dans leurs principes, qui poussaient jusqu'à une rigueur désespérante la règle des devoirs, il sut éviter avec prudence ce double écueil. Il conserva toujours la modération dans la sagesse, qualité si rare et si difficile 2. Il n'enseigna qu'une philosophie douce et raisonnable, indulgente avec fermeté, conciliante sans mollesse, invariable dans les principes, mais accommodante sur les défauts, qui ne transige jamais avec les passions, mais qui ménage l'homme faible pour gagner sa confiance, et le mener à la vertu par la persuasion. Tous ses écrits respirent une morale bienfaisante, amie de

Quod deest ex reditu, frugalitate suppletur. Pline le

JEUNE.

2 Retinuit, quod est difficillimum, sapientiæ modum. TACIT.

vertueux qu'il est, ne saurait excuser l'excessive partialité qui éclate dans tout son ouvrage, et qui lui a fait distiller toute son amertune contre l'historien le plus digne de notre estime. Hérodote, dans le récit de la bataille de Platée, avait dit que les Béotiens, après avoir fait alliance avec Xerxès, s'étaient battus contre les Grecs confédérés, avec autant d'acharnement que les Barbares eux-mêmes. Plutarque, trop sensible au déshonneur que ce récit faisait rejaillir sur ses ancêtres, a voulu les venger, non en s'inscrivant en faux contre des faits trop connus de toute la Grèce pour oser les contredire; mais, en suivant une route différente, il entreprend une critique générale de l'ouvrage de cet historien, et s'efforce de rendre suspect de partialité, de mauvaise foi, de méchanceté, l'écrivain le plus exact et le plus équitable. Il voulait par là affaiblir le témoignage qu'Hérodote avait rendu contre les Béotiens; et il n'a pas senti qu'il ne faisait que réveiller l'attention de ses lecteurs sur la trahison de ses ancêtres, et confirmer un

rer sur leur faiblesse, ils avaient passé le but, afin qu'en faisant de plus grands efforts pour y atteindre, on parvînt au moins au terme qui en approcherait le plus.

témoignage qu'il ne pouvait convaincre de faus- | portés à retrancher de leurs devoirs et à les mesuseté. Ce qui prouve jusqu'à quel point la prévention l'aveugle, c'est qu'il est tombé dans les défauts qu'il reproche à Hérodote. Il ne loue d'abord les qualités de son style, que pour enfoncer plus avant les traits amers de sa censure. Il prétend que le naturel et l'agrément de sa diction ne sont qu'un masque trompeur qui cache les intentions les plus coupables et les plus perfides. Je n'entrerai pas ici dans la justification du père de l'histoire ; je l'ai fait ailleurs avec beaucoup d'étendue, et j'y renvoie mes lecteurs '.

XXI. Un second trait de l'injustice de Plutarque, c'est sa partialité contre les stoïciens. J'ai déjà dit qu'il avait embrassé la secte de l'Académie; et il s'y était attaché avec ce zèle qu'inspire ordinairement aux âmes vertueuses la persuasion qu'elles possèdent la vérité. Plutarque le poussa jusqu'à l'intolérance d'opinions à l'égard de quelques autres sectes. Il avait voué surtout l'opposition, je dirais presque l'antipathie la plus déclarée, aux philosophes du Portique, plus encore qu'à leur école. Non content de combattre leurs principes, il cherche à couvrir leurs personnes de ridicule et de mépris, à les faire passer pour des profanateurs de la vraie philosophie, qui semblaient avoir pris à tâche de renverser les notions communes de la raison et du bon sens que la nature a mises dans tous les hommes. Il faut bien se garder de juger des stoïciens d'après les écrits que Plutarque a publiés contre eux. Ce n'est pas un exposé de leur doctrine qu'il y présente, pour la combattre ensuite par les armes du raisonnement : il choisit dans les nombreux ouvrages sortis de leur école les endroits les plus faibles; il rapproche les passages contradictoires de ces philosophes; et c'est d'après un choix si partial qu'il leur reproche d'être en contradiction avec eux-mêmes, et de détruire tous les principes que nous tenons de la nature. Mais l'antiquité n'a pas si mal pensé de cette école célèbre, qui a produit tant de grands hommes, tant d'écrivains distingués. Cicéron en particulier loue la beauté de leur morale et la sagesse de leurs maximes. En convenant qu'ils ont quelquefois outré leurs principes, il les excuse par cette réflexion judicieuse, que le désir de la perfection a été la source de cette excessive sévérité dont ils faisaient profession. Sachant que les hommes sont toujours

I Voyez les observations qui précèdent le Traité sur la malignité d'Hérodote, dans ma traduction des OEuvres Morales. On trouvera dans le même volume des observations sur la

comparaison que Plutarque a faite d'Aristophane et de Ménandre, dans laquelle, en donnant avec raison la préférence à ce dernier, il n'a pas, à beaucoup près, rendu justice au premier, moins digne d'estime, à la vérité, par son caractère moral, mais qui, par son talent poétique, a mérité les suffrages de l'antiquité la plus éclairée. Et c'est sous ce dernier rapport que Plutarque a comparé ces deux poêtes.

XXII. Une autre secte de philosophes que Plutarque n'a pas attaquée avec moins de zèle, ce sont les disciples d'Épicure; mais on ne peut lui reprocher ici ni la même partialité, ni la même injustice. Quoique plusieurs écrivains de l'antiquité aient donné de grands éloges à la conduite et à la doctrine d'Epicure, d'autres auteurs non moins dignes de foi l'ont peint comme un libertin d'esprit et de cœur, qui n'eut ni religion ni vertu. Il paraît difficile, d'après des témoignages si opposés, d'avoir une opinion fixe sur le fondateur de l'épicuréisme; mais ils suffisent pour ne pas accuser Plutarque de prévention, dans la guerre qu'il a livrée à sa morale et à ses dogmes d'ailleurs, c'est presque toujours dans les écrits d'Épicure qu'il prend la matière de ses accusations et de sa censure. Ceux qui veulent justifier ce philosophe entendent des plaisirs de l'âme, cette volupté dans laquelle il faisait consister le bonheur. Mais les maximes que Diogène Laerce nous a conservées de lui dans sa vie, et qu'Epicure donnait pour autant de sentences et de dogmes, ne permettent pas, ce semble, de douter qu'il n'eût dans ses principes et dans sa morale les opinions les plus capables de scandaliser tous ceux qui conservaient quelque respect pour la religion et pour les mœurs. Je n'en citerai qu'une seule, pour mettre les lecteurs à portée d'en juger. « Si tout ce qui flatte les hommes « dans leurs plaisirs arrachait en même temps de << leur esprit la terreur qu'ils conçoivent des cho«ses qui sont au-dessus d'eux, la crainte des dieux, « et ces alarmes que donne la pensée de la mort, «<et qu'ils y trouvassent le secret de savoir désirer <«< ce qui leur est nécessaire pour bien vivre, j'au<< rais tort de les reprendre, puisqu'ils seraient << au comble de tous les plaisirs, et que rien ne << troublerait en aucune manière la tranquillité de <«< leur situation. » Quoi qu'il en soit du personnel d'Épicure, il est certain que ses disciples étaient justement décriés pour leur morale et pour leur conduite; que du temps de Plutarque ils en étaient venus au point de tenir école ouverte d'impiété, de traiter de fables toutes les opinions religieuses que les autres philosophes enseignaient : et comme c'est contre eux que Plutarque dirigeait ses attaques, bien plus que contre Épicure, qui était mort depuis quatre cents ans, on ne saurait blâmer le zèle ardent avec lequel il les a combattus.

XXIII. Entre les divers reproches qu'on fait à. Plutarque, il en est deux que je ne puis, comme historien de sa vie, me dispenser de discuter. On

cette connaissance que l'opinion qu'ils avaient de ces prodiges, dont l'existence n'était pas douteuse pour eux, et qu'ils attribuaient à la Divinité? Plutarque les raconte tels qu'il les a trouvés dans les historiens qui l'ont précédé. Doit-on en conclure qu'il y ajoutait foi, quand il n'accompagne son récit d'aucune réflexion qui le prouve; que dis-je? quand souvent même il y joint des réflexions judicieuses qui montrent quelles étaient à cet égard sa sagesse et sa retenue? Je pourrais citer plusieurs passages où il s'exprime avec beaucoup de force sur cette crainte superstitieuse que la vue de certains phénomènes excite dans l'âme de ceux qui en ignorent les causes; je me contente d'indiquer au lecteur ce qu'il observe à ce sujet dans la vie de Périclès, chap. vi. D'ailleurs plusieurs de ces prétendus prodiges sont reconnus aujourd'hui pour des effets naturels, peu ordinaires à la vérité, et que les anciens ne regardaient comme des miracles que parce qu'ils ne pouvaient en assigner les causes. Ces pluies de sang, dont ils étaient si effrayés, arrivent encore quelquefois, et ne sont autre chose que des insectes rouges fort petits, ou des vapeurs de la même couleur, qui retombent sur la terre. Le vulgaire peu instruit les prend pour des gouttes de sang, et les regarde comme un prodige qui lui paraît du plus sinistre présage.

l'accuse de crédulité et de superstition. On fonde la première imputation sur sa facilité à croire et à raconter des faits qui paraissent impossibles ou hors de toute vraisemblance. Par exemple, il rapporte que Pyrrhus, d'un coup de son cimeterre, fendit en deux un cavalier armé de pied en cap, et que les deux moitiés de son corps tombèrent chacune de leur côté. On regarde un pareil fait d'armes comme au-dessus des forces humaines : c'est le jugement que tout le monde en portera au premier coup d'œil. Cependant l'avantage que la position du lieu pouvait donner à Pyrrhus sur son ennemi, la trempe de son arme, la force qu'avait acquise un prince naturellement robuste, et endurci de bonne heure par les plus rudes exercices, toutes ces considérations ne rendent-elles pas le fait vraisemblable? Ne voyons-nous pas encore aujourd'hui des hommes faire des traits de force qui ne paraissent pas croyables? Et dans ces temps-là les hommes, les guerriers surtout, recevaient une éducation bien différente de la nôtre, et qui pouvait doubler, tripler même leurs forces naturelles. La manière dont Plutarque raconte la délivrance de Rome par Camille, au moment où elle était pour ainsi dire dans la balance avec l'or de sa rancon, a paru encore, à ces mêmes critiques, tenir trop du merveilleux pour n'en pas suspecter la vérité. Ce qui autorise ce soupçon, c'est que Po-Aristote, qui n'était ni un ignorant ni un esprit lybe, historien exact et judicieux, rapporte que pendant que les Gaulois tenaient le Capitole assiégé, ils apprirent l'invasion des Vénétiens dans leur pays, firent la paix, et se retirèrent. Il est certain que, dans le récit de Plutarque, tous les événements tiennent moins de la simplicité d'une narration historique, que du merveilleux d'un poëme. Mais est-ce la seule occasion où les faits les plus surprenants, les plus inattendus, ont eu cependant une certitude incontestable? D'ailleurs ici Plutarque a pour garant Tite-Live, qui raconte ces événements avec les mêmes circonstances. Je ne vois pas comment Polybe, né en Grèce, aurait pu être mieux instruit sur les faits de l'histoire romaine que Tite-Live, né en Italie, et qui, pour remplir un plan aussi vaste que le sien, avait dû consulter les monuments les plus anciens, et puiser dans toutes les sources. M. Dacier avait déjà justifié Plutarque de cette injuste accusation.

superstitieux, parle, au rapport de Plutarque, d'une pierre tombée du haut des airs, et n'assigne aucune cause de cette chute. Pour justifier pleinement Plutarque de cette accusation injuste, il suffit de lire son Traité contre la superstition. Il est impossible de mieux faire sentir les dangers de cette crainte avilissante, de peindre avec plus de force le malheur des âmes superstitieuses, les angoisses, les terreurs qui les agitent, et ne leur laissent pas un seul instant de repos. Ceux qui accusent Plutarque ne combattraient pas la superstition avec des armes plus puissantes, et n'en parleraient pas aussi sagement que lui. ireXXV. Quel a donc pu être le motif ou le prétexte de ce reproche si souvent répété de nos jours? Il n'est pas difficile à connaître quand on a lu ses ouvrages. Plutarque était religieux; il respectait, il honorait les dieux; il remplissait fidèlement tous les devoirs que la raison naturelle prescrit à l'homme à l'égard du Dieu qu'elle lui fait connaître comme l'auteur de tous les biens. Il a parlé de la Divinité en des termes si magnifiques et si sublimes, qu'on est tenté de croire qu'il connaissait nos livres saints, et que c'est à cette source pure qu'il a puisé ces grandes idées qu'on ne trouve dans aucun autre philosophe de l'antiquité, sans en excepter Platon lui-même, quelquefois si étonnant par les traits de lumière qu'il laisse échap

XXIV. Le reproche de superstition, plus grave en soi, n'est pas mieux fondé. Plutarque, dit-on, raconte avec une exactitude puérile les prodiges les plus incroyables et les plus absurdes; il voit dans les événements les plus simples des signes de la protection ou de la vengeance des dieux. Mais un historien exact ne doit-il pas rapporter tout ce qui peut faire connaître l'esprit des peuples dont il écrit l'histoire? Et quoi de plus propre à donner

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