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VIE DE PLUTARQUE,

PAR D. RICARD

1. La vie des gens de lettres est surtout dans leurs ouvrages. Leur but et leur occupation sont d'être utiles. -II. Fidélité de Plutarque à remplir cette destination. -II. Son origine. Obscurité de la ville de Chéronée. Célébrité qu'il lui a donnée. -IV. Incertitude de l'année de sa naissance. - v. Décri général des peuples de la Béotie. Exception de plusieurs grands hommes, et en particulier de Plutarque. VI. Sa famille, une des plus honnêtes de Chéronée. Vertus et talents de ses parents et de ses frères. - VII. Sa première éducation à Chéronée. Il va la perfectionner à Athènes. Il s'y instruit des optnions de toutes les écoles, et s'attache de préférence aux principes de Platon et de Pythagore. viii. Il y a pour maitre Ammonius. Il obtient le droit de bourgeoisie à Athènes, et voyage en Égypte. - IX. Son mérite, bientôt connu à Chéronée, le fait nommer aux charges publiques. Principes d'après lesquels il s'y conduisait. — x. Quoique revêtu de dignités importantes, il ne dédaignait pas les moindres emplois. Trajan lui confère la dignité consulaire. On doute qu'il ait été le précepteur de ce prince. -xI. Il quitte Athènes pour aller séjourner quelque temps à Rome, où il fait des conférences publiques. Estime et considération dont il y jouit.-XII. Conjectures sur le temps qu'il y a passé.-XIII. Son mariage avec Timoxéne. Mérite singulier de sa femme. XIV. Nombre et nom de ses enfants. Mort de sa fille Timoxène, à l'âge de deux ans. Son courage à supporter cette perte. Éloge de cet enfant. -xv. Sa tendresse pour ses enfants. Sa bonté pour ses esclaves. Sa sensibilité même pour les animaux.-xvI.Occasion ou il dément ce caractère, par le sang-froid avec lequel il fait chatier en sa présence un de ses esclaves. XVII. Sa fortune et son état à Chéronée.-XVIII. Incertitude de l'époque de sa mort, et du temps qu'il a vécu. - XIX. Son caractère moral. Exactitude et douceur de ses principes.-xx. Deux occasions où il ne soutient pas l'impartialité qui lui est ordinaire. La première dans son jugement sur Hérodote.-XXI. La seconde dans ses Traités contre les stoïciens. Son antipathie pour ces

philosophes, et son injustice à leur égard.-xxII. Son opposition à la secte d'Epicure, plus juste et mieux fondée. XXIII. On le justifie sur l'accusation d'une excessive crédulité dans les faits qu'il rapporte.- xXIV. Sur le reproche de su→→ perstition.-xxv. Prétexte de cette inculpation. -XXVI. Ses idées pures et sublimes sur la Divinité.-xxvII. Elles ne l'ont pas empêché de persévérer jusqu'à sa mort dans le paganisme.-XXVIII. Division de ses ouvrages philosophiques en dix classes. La plus intéressante est celle des écrits de pure morale. XXIX. Mérite de ce genre d'ouvrages. - xxx. Idée sommaire de chacun. - xxxI. Importance de ses traités de politique. XXXII. Sagesse de ses préceptes. xxxin. Les ouvrages de physique et de métaphysique sont la partie la plus faible de cette collection.-XXXIV. Exception pour le Traité de la face qui paraît sur la lune. Jugement des Traités sur les animaux.-xxxv. Ses questions platoniques. Son Timée. Ses écrits contre les épicuriens. - XXXVI. Intérêt de ses ouvrages mythologiques, et en particulier du Traité d'Isis et d'Osiris. - XXXVII. Ses ouvrages de littérature sur les Romains, sur Alexandre et sur les Athéniens, paraissent être le fruit de sa jeunesse. Idée du Traité sur la musique.-XXXVIII. Ses Questions romaines et ses Questions grecques font connaître des usages particuliers des Romains et des Grecs. — XXXIX. Ses Mélanges ou ses Propos de table sont le plus instructif et le plus amusant de ses ouvrages. -XL. Les parallèles d'histoires grecques et romaines, et les Vies des dix orateurs grecs, qui se trouvent parmi les écrits de Plutarque, ne sont pas de lui. Idée de ces deux ouvrages.-XLI. Ses écrits en partie historiques et en partie moraux. Le démon de Socrate et le Traité de l'Amour offrent beaucoup d'intérêt. — XLII. Les recueils d'apophthegmes, d'anecdotes et de bons mots ne passent pas généralement pour être de lui. Ses actions courageuses des femmes. -XLIII. Éloge de ce recueil précieux des ouvrages de Plutarque.

I. L'histoire des hommes de lettres est presque | tout entière dans leurs ouvrages. Il en est peu qui aient joué sur la scène du monde un rôle assez important pour que leur vie puisse fournir de ces actions brillantes qui piquent la curiosité du lecteur, et lui inspirent un grand intérêt. Démosthène et Cicéron chez les anciens; parmi nous, le chancelier de l'Hospital, le cardinal de Polignac, et surtout l'illustre d'Aguesseau, sont du petit nombre de ceux qui, joignant à des emplois distingués le goût des sciences et des lettres, ont trouvé dans le commerce des Muses un délassement honorable aux fonctions pénibles de la législation et de la politique. Les autres, voués par état à des occupations sédentaires et tranquilles, n'offrent, dans l'égalité de leur conduite, rien de frappant, rien d'extraordinaire. L'imagination n'y est pas émue

les

par le spectacle imposant de victoires et de triomphes, par le récit pompeux d'exploits et de conquêtes; mais aussi le cœur n'y est pas affligé par le tableau de ces désastres affreux, de ces révolutions funestes qui marquent tous les pas des conquérants, et laissent sur la terre, pour des siècles entiers, traces sanglantes de leur passage. Semblable à un fleuve paisible dont le cours égal et uniforme fertilise tous les lieux qu'il arrose, leur vie coule sans bruit et sans éclat au milieu de leurs contemporains qui les négligent. Ce n'est souvent qu'après leur mort que la Renommée, en publiant leurs travaux, appelle à leur tombeau la postérité, qui acquitte sa propre dette et celle du siècle qui l'a précédée. Livré tout entier au soin précieux d'éclairer ses semblables, moins occupé du désir de la gloire que du besoin d'être utile, le véritable

jusque sous Trajan. Ruauld, dans la Vie de cet écrivain, a voulu déterminer d'une manière plus précise l'année de sa naissance; et d'après un passage de Plutarque, qui sert de base à son sentiment,

homme de lettres ne songe, en cultivant sa raison, qu'à faire partager aux autres les fruits de son étude, qu'à leur tracer des règles de conduite qui soient pour eux comme ces signaux qu'on élève dans des chemins difficiles, pour indiquer au voya-il l'a fait remonter aux dernières années de l'emgeur la route qu'il doit suivre.

II. Il est peu d'écrivains de l'antiquité qui aient rempli cette destination glorieuse avec autant de constance et de succès que le philosophe estimable dont je me propose de faire connaître la vie et les travaux. Le désir de s'instruire fut sa principale et presque son unique passion : dans cette vue, il consacra sa vie entière à l'étude de la morale, et composa ce grand nombre d'ouvrages auxquels la vie d'un homme ne paraît pas avoir pu suffire, et qui forment un cours complet de philosophie pratique. Encore le temps nous en a-t-il envié une grande partie; et il nous reste à peine la moitié de ceux qu'il avait écrits. Tant était infatigable le zèle de cet esprit laborieux pour répandre cette source d'instruction dont il était rempli! tant était impérieux en lui le besoin d'éclairer ses semblables!

III. Plutarque nous apprend lui-même, en plusieurs endroits de ses ouvrages, qu'il était né à Chéronée, petite ville de la Grèce, aux confins de la Béotie et de la Phocide. Longtemps célèbre par son ancienne origine2, elle tomba ensuite dans une telle obscurité, qu'à peine on trouve son nom dans l'histoire, jusqu'au temps de Philippe de Macédoine, qui remporta près de cette ville une victoire fameuse sur les Corinthiens, les Thébains et les Athéniens réunis. Mais malgré l'état de faiblesse où elle était sous les triumvirs, malgré sa dépopulation sous l'empire de Trajan, Plutarque se glorifie souvent d'y être né. Il conserva toujours pour sa patrie l'attachement le plus vif; il en préféra le séjour à celui des villes les plus considérables, à celui de Rome même, et il lui consacra l'emploi de ses loisirs et de ses talents. Le privilége d'un homme célèbre est de faire partager sa gloire à tout ce qui l'approche. Chéronée, à peine connue dans l'histoire avant Plutarque, n'est ignorée aujourd'hui d'aucun de ceux qui ont lu les ouvrages de cet illustre écrivain; et le nom de sa patrie est allé avec le sien à l'immortalité.

IV. On ne peut assigner l'année de la naissance de Plutarque; les anciens qui ont parlé de lui n'en ont pas fixé la date, et ne citent que le temps

de sa célébrité. Il résulte de leurs divers témoignages que Plutarque commençait à être connu dès le temps de Néron, et qu'il a vécu au moins

Elle est nommée Arné par Homère, Iliad. liv. I, v. 507; par Pausanias, liv. IX, chap. XL; par Stephanus, de Urb. in Arne.

2 Lycophron, Cassand. v. 644

pire de Claude, à l'an quarante-neuf ou cinquante de J. C. Mais cette opinion a ses difficultés, et nous sommes réduits sur ce point à des conjectures incertaines.

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V. Personne n'ignore combien les peuples de la Béotie étaient décriés dans toute la Grèce pour leur stupidité; elle était passée en proverbe à Rome même, et jusqu'au temps d'Horace. Ce poëte, en parlant du peu de goût avec lequel Alexandre jugeait les ouvrages de poésie : « Vous auriez juré, dit-il, que ce prince avait respiré, en naissant, << l'air épais de la Béotie1. » Leurs écrivains euxmêmes en convenaient, et en attribuaient la cause à leur voracité. Il est vrai que Plutarque, en rappelant ce reproche, convient aussi que dès le temps même de Socrate il commençait à s'affaiblir. Pindare, en effet, avait déjà dû faire une exception marquée à ce caractère stupide commun aux Béotiens; après lui Épaminondas avait prouvé que le sol de la Béotie pouvait produire de grands hommes; enfin Plutarque, par l'universalité de ses connaissances, par la bonté de son esprit, par l'excellence de sa morale, avait dû faire oublier ce proverbe outrageant, et rétablir la réputation des Béotiens. Le portrait avantageux qu'il fait, dans ses ouvrages, de son père, de son aïeul et de ses frères, montre encore que l'agrément, la politesse et le bon ton n'étaient pas étrangers au climat de la Béotie.

ronée, était distinguée de toutes les autres par son VI. Sa famille, une des plus honnêtes de Chéancienneté, par ses richesses, et par les charges qu'elle y avait exercées. Son bisaïeul, nommé NiLamprias, son aïeul, était d'un esprit agréable, carque, vivait du temps de la bataille d'Actium. à en juger par ce que Plutarque rapporte de lui. « Il n'avait jamais, dit-il, l'esprit plus fécond et << plus inventif que quand il avait bu. Il se comparait alors à l'encens que la chaleur fait évapo«rer, et qui exhale une odeur suave 3. » Plutarque, qui parle souvent de son père, des bonnes qualités de son esprit et de son cœur, ne nous a nulle part fait connaître son nom; mais on peut juger de son esprit par les discours que Plutarque lui fait tenir dans ses Propos de table 4; et de sa prudence, par les conseils qu'il donne à son fils, au retour d'une

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Ep. liv. I, ep. 1.

2 Pind. Olymp. VI. 3 Symp. liv. 1, q. 5. Liv. I, q. 2.

députation au proconsul, dont il avait été chargé par ses concitoyens. Plutarque, l'aîné de sa famille, eut deux frères, nommés, l'un Timon, et l'autre Lamprias. Il les introduit souvent dans ses ouvrages, et leurs discours prouvent qu'ils avaient une érudition aussi agréable que variée. Plutarque leur rend le témoignage qu'ils étaient fort instruits l'un et l'autre, et qu'ils vivaient avec lui à Athènes dans le commerce des savants. On y voit aussi qu'il régnait entre les trois frères une amitié et une confiance qui font honneur à leur caractère. Il paraît cependant que Plutarque aimait davantage Timon, dont la douceur et l'aménité avaient beaucoup plus d'analogie avec son caractère que la vivacité et la pétulance de Lamprias. « De toutes les faveurs « dont la fortune m'a comblé, dit-il dans son « Traité de l'amour fraternel, il n'en est pas qui « me soit plus chère que la bienveillance constante « de mon frère Timon : c'est ce que savent tous a ceux de qui nous sommes connus. » Le silence qu'il garde sur Lamprias fait présumer qu'il n'était pas alors en vie; car il n'aurait pas oublié, dans cette circonstance, un frère qui lui était cher, quoique peut-être aimé moins tendrement que Timon. Il eut aussi des sœurs. Suidas dit que Sextus, de Chéronée, était neveu de Plutarque par sa sœur. On croit que c'est lui que sa science et sa vertu firent choisir pour enseigner les lettres grecques à l'empereur Antonin, qui lui rend, dans ses Réflexions, le témoignage le plus honorable '.

VII. Plutarque passa les premières années de sa vie à Chéronée avec ses frères, et y recut une éducation distinguée. La multitude et la diversité des sujets qu'il a traités dans ses ouvrages montrent l'étendue et la variété de ses connaissances. Mais la petite ville de Chéronée ne lui offrait pas assez de ressources pour donner à son esprit, avide de savoir, toute la culture dont il avait besoin. Athènes était depuis longtemps la mère des sciences et des arts; c'était là que se rendaient, de toutes les parties de la Grèce, les hommes jaloux de nourrir leur esprit de tout ce que la littérature grecque avait de plus intéressant, et de s'instruire dans toutes les parties de la philosophie. Les Romains eux-mêmes allaient y prendre les leçons des hommes célèbres qu'elle renfermait dans son sein; et si Rome était devenue par ses conquêtes la capitale de l'univers, elle avait été forcée de laisser à Athènes le titre plus glorieux et plus flatteur de capitale du monde littéraire. Ce fut dans cette ville fameuse que Plutarque alla passer les derniers temps de sa jeunesse, pour achever de s'y former par le commerce des savants et dans les écoles des philosophes. Il s'instruisit à fond des principes de

↑ Liv. I.

PLUTARQUE. - I.

leurs différentes sectes; mais il s'attacha particulièrement à celle de l'Académie, et embrassa les dogmes et la morale du plus célèbre disciple de Socrate, celui qu'il appelle toujours le divin Platon. Mais ce choix ne fut pas tellement exclusif, qu'il n'adoptât en certains points les opinions des autres écoles; et on pourrait croire, avec le traducteur anglais, que, loin de s'astreindre à jurer sur les paroles d'aucun de ses maîtres, il devint citoyen du monde philosophique. Modeste et réservé avec l'Académie, dans ses affirmations; disciple du Lycée, dans les recherches de la science. naturelle et dans les subtilités de la dialectique; instruit par les stoïciens dans la foi d'une providence qui s'étend à tous les hommes, et dans les principes d'une morale ferme et sévère, mais qu'il sut ramener à des idées plus raisonnables et moins exagérées, il emprunta de toutes les écoles ce qui lui parut juste et vrai. Mais après la doctrine de Platon, à laquelle il parut toujours donner la préférence, il n'en est pas dont les dogmes lui aient plu davantage que celle de Pythagore. Partout il parle du philosophe de Samos avec une estime et une affection toutes particulières : il vante la douceur et l'humanité de ses principes, il les expose, en plusieurs endroits de ses ouvrages, avec ce zèle et cette chaleur qui décèlent sa prédilection pour ses sentiments, et pour son dogme favori de la métempsycose.

VIII. Nous savons par lui-même qu'il prit à Athènes les leçons d'Ammonius d'Alexandrie, philosophe célèbre dont Plutarque a souvent parlé, et qu'il introduit comme interlocuteur dans plu sieurs de ses ouvrages. Il avait même écrit sa vie; mais comme elle est perdue, on n'a sur le compte de ce philosophe, dans ce qui nous reste de Plutarque, que des choses vagues et obscures. Il paraît seulement qu'Ammonius avait fait un long séjour à Athènes, et qu'il y jouissait d'une grande considération, puisqu'il y exerça jusqu'à trois fois la charge de préteur, la première de cette ville. On ne peut douter, d'après cela, qu'Ammonius n'eût reçu à Athènes le droit de bourgeoisie: sans cela il n'est pas vraisemblable que les Athéniens eussent conféré à un étranger, à un Égyptien, une charge de cette importance. Plutarque avait obtenu lui-même ce privilége, et était inscrit comme citoyen dans la tribu Léontide 3; mais il ne dit pas si ce fut pendant qu'il y achevait ses études, ou dans quelqu'un des voyages qu'il y fit depuis son retour de Rome. On ne sait pas non plus si, avant que d'avoir pris à Athènes les leçons d'Ammonius,

Nullius addictus jurare in verba magistri.
HOR. Ep. lib. 1, ep. 1.

2 Symp. liv. Ix, q. 1, et liv. vIII, q. 3.
3 Įd. I, q. 10.

2

il ne l'avait pas eu déjà pour maître à Alexandrie. | partageant leurs chagrins et leur joie; qu'il donne

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Ce qu'il nous apprend lui-même, c'est qu'il avait séjourné dans cette ville, alors célèbre par son goût pour les sciences et les arts. « A mon retour d'Alexandrie, dit-il, il n'y eut aucun de mes amis qui ne voulût me donner à manger 1. » Après une assertion si formelle, il est étonnant que M. Dacier assure que, dans tout ce qui nous reste de Plutarque, on ne trouve rien dont on puisse conjecturer qu'il eût voyagé en Égypte; que tout ce qu'il rapporte des mœurs, des coutumes et des sentiments des Égyptiens, il ne l'avait tiré que des livres qu'il avait lus. Le traducteur anglais, qui dit aussi, apparemment sur la foi de M. Dacier, qu'il n'y a rien dans Plutarque de relatif à ce voyage, convient cependant que la connaissance profonde qu'il montre, dans son Traité d'Isis et d'Osiris, sur les mystères religieux des Égyptiens, suppose qu'il avait voyagé dans leur pays, et qu'elle ne peut être le fruit de ses seules lectures. Mais l'époque de ce voyage est incertaine.

aux particuliers des conseils salutaires; qu'il dé-
fende leurs causes sans intérêt, et travaille avec
douceur à réconcilier les époux et les amis; qu'il
n'emploie pas la moindre partie du jour au barreau
et au conseil, pour attirer à lui, le reste du temps,
les affaires et les négociations utiles; mais que,
l'esprit toujours tendu aux affaires publiques, il
regarde l'administration, non comme un prétexte
d'oisiveté, mais comme un ministère et un travail
continuels. Un de ses premiers devoirs, dit encore
Plutarque, est de faire régner entre les citoyens
l'accord et la bonne intelligence; de bannir du
milieu d'eux les disputes, les dissensions et les
inimitiés; de leur faire comprendre qu'en par-
donnant les injures, on se montre bien supérieur
à ceux qui veulent tout ravir de force; qu'on l'em-
porte sur eux, non-seulement par la douceur et
la bonté, mais encore par le courage et la gran-
deur d'âme; qu'enfin c'est bien souvent par des
querelles qu'occasionnent des intérêts particuliers
que les séditions s'allument dans les villes, comme

jours par une lampe qu'on aura oublié d'éteindre,
ou par de la paille qu'on laisse brûler. Heureuses
les villes dont les magistrats sont remplis de ces
sentiments et se conduisent par ces principes!

I

IX. Le mérite de Plutarque fut connu de bonne heure à Chéronée, et le fit choisir, dans sa jeu-les plus grands incendies commencent presque tounesse, pour être envoyé, lui second, en ambassade vers le proconsul. Son collègue étant resté en chemin, Plutarque continua seul sa route, et remplit sa commission. A son retour, comme il se disposait à rendre compte de son ambassade, son père l'avertit de ne pas tout s'attribuer à lui seul, en disant, Je suis allé, j'ai parlé; mais d'associer toujours son collègue au récit qu'il ferait de sa députation. Il reçut, dans la suite, de nouveaux té- | moignages de la confiance de ses concitoyens, qui le nommèrent archonte éponyme. On appelait ainsi, à Athènes et dans les autres villes de la Grèce, le premier des archontes ou magistrats, parce que l'année était datée de son nom. On voit, par les médailles anciennes, que les villes grecques d'Asie marquaient la suite des années par les noms des archontes éponymes; qu'elles les inséraient dans leurs fastes, sur les monuments, et dans les actes publics 3. On peut juger de la conduite qu'il tenait dans l'exercice de ses fonctions, par les règles qu'il trace à un administrateur dans ses Préceptes politiques, et qui ne sont vraisemblablement que l'exposé de ce qu'il faisait luimême. Il veut qu'il ne soit ni fier, ni présomptueux; que sa maison, toujours ouverte, laisse à tous les citoyens un accès facile, et soit un asile assuré pour tous ceux qui ont besoin de lui; qu'il fasse paraître son humanité, non-seulement en s'employant pour leurs affaires, mais encore en

1 Symp. liv. v, q. 5.

2 Id. liv. II, q. 10.

3 Acad. des Inscript. t. xvIII, p. 152.

X. Son respect connu pour la religion, son zèle à en observer les cérémonies et les sacrifices, lui firent conférer la grande prêtrise d'Apollon : ministère honorable, qu'il exerça pendant un grand nombre d'années, et, à ce qu'il paraît, jusqu'à la fin de sa vie. Une de ses fonctions était de présider aux jeux qui se célébraient à chaque pythiade 1 en l'honneur de ce dieu. La dignité et l'importance de ce sacerdoce ne l'empêchèrent pas de se charger, dans sa petite ville, d'emplois bien moins relevés; et il ne croyait pas se rabaisser en s'occupant des plus petits détails de la police extérieure. « Je prête à rire aux étrangers qui viennent à << Chéronée, nous dit-il lui-même, lorsqu'ils me « voient souvent en public, occupé de pareils « soins.... Mais je réponds à ceux qui me blâment << d'aller voir mesurer de la brique, charger de la << chaux et des pierres : Ce n'est pas pour moi que « je le fais; c'est pour ma patrie. Il y aurait peut<< être de la bassesse à un homme d'État de s'oc<«< cuper pour lui-même de ces sortes de soins; mais quand il le fait pour le public, loin d'avoir à «en rougir, il s'honore en donnant son attention << aux moindres choses 2. » On a dit que Plutarque

«

1 La pythiade était, comme l'olympiade, un espace de quatre années; elle marquait l'époque des jeux Pythiens, qui se celébraient au commencement de chaque cinquième année, et la troisième des olympiades.

2 Précept. polit.

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forment la collection nombreuse de ses OEuvres Morales. Parmi les Romains illustres qui fréquentaient ses leçons, et qui conçurent pour lui un attachement durable, on distingue Sossius Sénécion, qui fut quatre fois consul, celui à qui il a dédié les Vies des grands hommes; et Arulénus Rusticus, homme d'une grande naissance et d'un mérite plus grand encore, que Domitien fit mourir par l'envie qu'il portait à sa vertu. Plutarque rapporte un trait qui prouve la considération que ce sénateur avait pour lui, et l'empressement avec lequel on écoutait ses leçons. « Un jour, dit-il, que je par« lais en public à Rome, Rusticus était au nombre « des auditeurs. Au milieu de la conférence, un << soldat vint lui apporter une lettre de l'empe

avait été honoré par Trajan de la dignité consulaire: ce qui ne doit s'entendre que d'un consulat honoraire, tel qu'il était d'usage de le conférer dans ces temps-là. On joint à cette première distinction celle de l'intendance de la Grèce et de I'Illyrie, dont cet empereur avait, dit-on, assujetti les magistrats à ne rien faire que de l'avis de Plutarque. Quelques auteurs nient ce fait, fondés sur le silence de ce philosophe, qui n'en a rien dit dans ceux de ses ouvrages qui nous restent, quoiqu'il ait eu plusieurs occasions naturelles d'en parler. Le soin qu'il a de ne laisser ignorer aucun des emplois qu'il avait exercés dans sa patrie, fait croire qu'il n'aurait pas manqué d'en témoigner dans ses écrits sa reconnaissance à Trajan. Ceux qui veulent qu'il ait été précepteur de ce prince« reur. Il se fit à l'instant un grand silence, et ne trouvent ni dans Plutarque lui-même, ni dans << moi-même je m'interrompis, afin de lui laisser les anciens qui ont parlé de lui, rien qui autorise lire ses dépêches; mais il n'en voulut rien faire, ieur opinion; et ce silence paraît une preuve sans << et il n'ouvrit sa lettre que lorsque la leçon fut firéplique à ceux qui sont d'un avis contraire. Peut- << nie et les auditeurs retirés; ce qui lui attira l'adêtre concilierait-on ces deux sentiments opposés << miration de tout le monde 2. » en disant que si Plutarque n'a pas été l'instituteur de Trajan, ce qui en effet n'est pas aisé à prouver, il a pu, pendant son séjour à Rome, donner à ce prince, qui aimait à s'instruire, des leçons particulières de philosophie et de politique, soit avant qu'il montât sur le trône, soit depuis qu'il fut parvenu à l'empire. Quoi qu'il en soit, cette marque de confiance, glorieuse pour le philosophe, n'aurait pas fait moins d'honneur au choix du prince.

XI. Le séjour d'Athènes offrait à un homme de lettres bien des charmes propres à l'y attacher. La gloire dont jouissait encore cette ville célèbre; le voisinage d'Éleusis, consacrée par les plus grands mystères de la Grèce, objet si touchant pour une âme religieuse; les bords charmants de l'Ilissus, dont Platon a fait une peinture si délicieuse; surtout ses liaisons intimes avec les savants illustres dont cette ville était le rendez-vous; tout semblait devoir l'y fixer. Mais, d'un autre côté, la réputation de Rome, sa grandeur, sa magnificence, le titre de capitale du monde, et, plus que tout sans doute, le désir de connaître par lui-même l'histoire et les mœurs des Romains célèbres, que vraisemblablement il avait déjà formé le dessein de comparer avec les grands hommes de la Grèce, le déterminèrent à aller y faire quelque séjour. L'époque de ce voyage est incertaine; mais l'opinion la plus probable la fixe aux dernières années de l'empire de Vespasien, vers l'an soixante-dix-neuf de J. C. Il s'y rendit bientôt célèbre par ses connaissances, par sa vaste érudition, par les conférences publiques qu'il y faisait sur toutes les parties de la philosophie et de la littérature. Il paraît que ces dissertations ont été comme le premiers fonds des divers traités qu'il composa depuis, et qui

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XII. On ne sait pas s'il fit un long séjour à Rome. Un des auteurs qui ont écrit sa vie3 croit qu'il y passa quarante ans, et que ce fut dans ce long espace de temps qu'il acquit cette grande connaissance de l'histoire et des coutumes des Romains consignées dans les Vies des grands hommes, dans les Questions romaines, et dans quelques autres de ses ouvrages: mais il paraît impossible qu'il ait séjourné si longtemps à Rome. Il se retira d'assez bonne heure dans sa patrie, et y fit sa résidence ordinaire le reste de sa vie. Il dit luimême qu'il était né dans une petite ville, et que, pour l'empêcher de devenir plus petite, il aimait à s'y tenir. Il avait passé tout le temps de sa jeunesse à Chéronée ou à Athènes, et ne devait pas avoir moins de trente ans lorsqu'il alla pour la première fois à Rome; il en aurait donc eu soixantedix lorsqu'il serait venu se fixer à Chéronée, et il n'aurait pu dire alors qu'il aimait à se tenir dans sa petite ville, puisqu'il ne s'y serait retiré que vers la fin de sa vie. D'ailleurs, il nous apprend, détourné dans la vie de Démosthène, que, par des affaires publiques et particulières, il n'eut pas le temps, pendant son séjour à Rome, de s'appliquer à l'étude de la langue latine, et d'en acquérir une profonde connaissance. S'il eût passé quarante ans de sa vie dans cette ville, il eût été difficile, même avec les affaires les plus multipliées et les plus importantes, qu'il ne se fût pas instruit à fond d'une langue qu'il aurait entendu parler si longtemps mais il n'avait pas besoin d'un si

1 Il y a apparence que c'est Vespasien.
2 Traité de la Curiosité.
3 Ruauld

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