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avions dit en commençant : depuis la correspondance échangée entre Schiller et Goethe, la littérature épistolaire de l'Allemagne n'a rien offert d'aussi intéressant. Quant à l'impression - tout individuelle

que nous laissent les deux amis, elle est fort différente. Nous avons une profonde compassion pour Wagner, parce qu'il a été malheureux, parce qu'il est de ceux auxquels le génie a valu infiniment plus de souffrances que de joies. Nous admirons sa superbe intelligence, son énergie; nous admirons en lui le musicien toujours surprenant. Mais ni cette pitié, ni cette admiration ne sauraient se transformer en affection, ni pour sa personne, ni pour son art : cet homme a fait trop de mal, et à la musique et à toute notre génération.

Pour Liszt, nous l'avons de prime abord, ce sentiment qui ne se commande pas. Quand même ses grandes œuvres symphoniques restent pour nous livre clos, nous l'aimons, ce « bon grand, » et l'aimons sans réserve. Or, aimer vaut mieux qu'admirer.

WILLIAM CART.

PESTALOZZI, STAPFER

ET MAINE DE BIRAN

Les noms qui figurent en tête de ces lignes sont ceux de trois hommes sur lesquels l'attention du public lettré vient d'être dirigée par des circonstances récentes.

Une statue de Pestalozzi, œuvre vraiment belle du sculpteur Lanz, a figuré à l'exposition universelle de Paris, et n'y est pas demeurée inaperçue. Cette statue doit être placée à Yverdon; et l'inauguration de ce monument, en mai 1890, probablement, rappellera les titres du grand ami des pauvres et des petits à l'admiration et à la reconnaissance de l'humanité. Cette solennité a été convenablement préparée par une seconde édition du bel ouvrage consacré par M. Roger de Guimps à la la biographie de son maître. M. de Guimps, aujourd'hui dans sa quatre-vingt-huitième année, est probablement le dernier survivant des élèves de Pestalozzi, le dernier témoin direct de la floraison et de la décadence du célèbre institut d'Yverdon.

1 Histoire de Pestalozzi. -1 vol. in-12, Lausanne, Georges Bridel. La première édition, in-8°, avait paru en 1874.

Philippe-Albert Stapfer a marqué sa place dans l'histoire politique de la fin du siècle dernier et du commencement du nôtre. En 1798, la Suisse avait été violemment et momentanément unifiée sous le nom de République helvétique. Le Directoire (pouvoir exécutif) appela Stapfer au poste de ministre des sciences et arts. La direction dite des sciences et des arts renfermait celle de l'éducation et des cultes et (bizarre alliance) celle des ponts et chaussées. Stapfer s'attira une grande estime dans l'exercice de fonctions auxquelles il se consacra avec le plus entier dévouement. En 1800, il fut chargé d'une mission diplomatique à Paris, où il occupa le poste de ministre plénipotentiaire, qu'il quitta en 1803. Rentré dans la vie privée, il continua jusqu'à la fin de sa vie à séjourner à Paris, où il jouit d'une haute considération dans le monde des philosophes et des savants. Il consacra une grande part de son activité aux œuvres religieuses, et sa mort fut un deuil très senti pour le protestantisme français. Mais le temps a passé, avec l'oubli relatif dont il est la source. Malgré deux volumes publiés par Vinet avec une notice sympathique sur la vie de l'auteur 1, la figure de Stapfer s'était un peu effacée. Elle vient d'être remise en bonne lumière par M. Luginbühl dans un important volume 2. Ce livre, riche de documents, n'a pas seulement la valeur de la biographie d'un homme de bien, mais celle d'une œuvre historique et patriotique.

Maine de Biran, bien que Victor Cousin l'eût proclamé le plus grand des métaphysiciens français depuis Male

1 Mélanges, par P. A. Stapfer, précédés d'une notice sur l'auteur, par A. Vinet. 2 vol. in-8°. Paris, Paulin, 1844.

2 Philippe-Albert Stapfer, par Rodolphe Luginbühl. — 1 vol. in-8° (traduit de l'allemand). Paris, Fischbacher, 1888.

branche, et que Royer-Collard eût dit de lui: « Il est notre maître à tous, » n'avait pas vivement attiré l'attention publique. Fort apprécié par un petit nombre de juges compétents, il était assez généralement inconnu. Mais, depuis la publication du volume de ses Pensées 1 et de celle de ses Euvres inédites 2, sa renommée a incessamment grandi, et il occupe maintenant dans les histoires de la philosophie, et dans les traités de psychologie, la place à laquelle il a droit. M. Jules Gérard a fait une étude approfondie de ses doctrines dans une thèse monumentale 3. M. Alexis Bertrand a publié, dans la Bibliothèque de la faculté des lettres de Lyon, un volume renfermant de nouveaux écrits inédits du philosophe, précédés d'une introduction étendue. Puis, en dernier lieu, dans des pages vivement écrites, il a opposé les principes psychologiques de Maine de Biran à des théories fort à la mode aujourd'hui dans une partie du monde des philosophes et des savants, théories qui reproduisent, dans les conditions actuelles des sciences expérimentales, les doctrines de Condillac 5. La philosophie de Maine de Biran a fait enfin, il y a peu de temps, le sujet d'une thèse présentée à Leipzig pour l'obtention du grade de docteur en philosophie 6.

1 Maine de Biran, sa vie et ses pensées. — 1 vol. in-12, troisième édition. Paris, Perrin, 1887. Sa première édition est de 1857.

2 Euvres inédites de Maine de Biran.- 3 vol. in-8°. Paris, Desobry et Magdeleine, 1859.

3 Maine de Biran. Essai sur sa philosophie, précédé de fragments inédits. Thèse pour le doctorat ès lettres.-1 vol. in-8°. Paris, Germer Baillière, 1876. 4 Science et psychologie. Nouvelles œuvres inédites de Maine de Biran. 1 vol. in-8°. Paris, Leroux, 1887.

5 La psychologie de l'effort et les doctrines contemporaines. — 1 vol. in-18. Paris, Alcan, 1889.

6 Essais sur la métaphysique et la morale de Maine de Biran, par Charles Favre. Cette thèse, soutenue à Leipzig, a été imprimée à Antibes, librairie Marchand, 1889.

Ces trois hommes: Maine de Biran, Stapfer, Pestalozzi, ont soutenu des relations dont on trouve la trace dans les écrits de MM. Luginbühl et Alexis Bertrand ; des documents inédits me permettent de fournir à cet égard quelques renseignements nouveaux 1.

En 1807, Maine de Biran était sous-préfet de Bergerac (département de la Dordogne). Le 1er août de cette année, il adressa la lettre suivante à M. Stapfer, dont il avait fait la connaissance à Paris.

› Monsieur,

<< Bergerac, 1er août 1807.

» Le souvenir toujours présent de l'intérêt et des bontés que vous avez bien voulu me témoigner pendant mon dernier séjour à Paris, me fait espérer que vous voudrez bien recevoir l'hommage du prospectus ci-joint d'un nouvel établissement d'instruction que je me propose de fonder dans mon pays. Vous, monsieur, qui avez tant contribué par votre influence et vos leçons à propager dans votre savante patrie le goût de ces belles et vastes connaissances que vous possédez, vous qui, animé des sentiments d'une douce philanthropie, désireriez voir notre espèce devenir partout plus éclairée et par suite meilleure et plus heureuse, vous ne verrez pas sans quelque intérêt les efforts que je fais pour arracher à l'ignorance le petit pays confié à mon administration, pour l'élever au niveau des lumières de notre âge, et le faire participer à l'avantage des bonnes méthodes d'enseignement qui se sont répandues ailleurs et surtout dans votre patrie avec de si grands succès.

J'ai écrit à M. Pestalozzi, à Yverdon, pour lui demander un de ses élèves, à qui j'offre un traitement avantageux comme instituteur primaire, chargé d'en former d'autres que j'enverrais successivement dans les diverses communes de mon arrondissement. Je n'ai point encore eu de réponse, quoique ma lettre soit écrite depuis trois semaines. J'ai espéré, monsieur, qu'en qualité de compatriote de M. Pestalozzi, vous pourriez

1 Au nombre de ces documents figurent des lettres de Maine de Biran à Stapfer, que M. Luginbühl a mises à ma disposition avec une obligeance dont je tiens à le remercier ici.

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