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Quelle catastrophe!

Ma mère ajouta, devenue tout à coup furieuse: - Je me suis toujours doutée que ce voleur ne ferait rien, et qu'il nous retomberait sur le dos! Comme si on 5 pouvait attendre quelque chose d'un Davranche!... Et mon père se passa la main sur le front, comme il faisait sous les reproches de sa femme.

Elle ajouta:

Donne de l'argent à Joseph pour qu'il aille 10 payer ces huîtres, à présent. Allons-nous-en à l'autre bout, et fais en sorte que cet homme n'approche pas de nous!

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Elle se leva, et ils s'éloignèrent après m'avoir remis une pièce de cent sous.

Mes sœurs, surprises, attendaient leur père. J'affirmai que maman s'était trouvée un peu gênée par la mer, et je demandai à l'ouvreur d'huîtres:

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Combien est-ce que nous vous devons, monsieur? J'avais envie de dire: mon oncle.

Il répondit:

- Deux francs cinquante.1

Je tendis mes cent sous et il me rendit la monnaie. Je regardais sa main, une pauvre main de matelot toute plissée, et je regardais son visage, un vieux et 25 misérable visage, triste, accablé, en me disant:

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C'est mon oncle, le frère de papa, mon oncle! Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia: Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur! avec l'accent d'un pauvre, qui reçoit l'aumône.

Ajouter: centimes.

Mes sœurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité.

Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise, demanda:

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- Il y en avait pour trois francs?1... Ce n'est 5 pas possible.

Je déclarai d'une voix ferme:

- J'ai donné dix sous de pourboire. Ma mère me regarda dans les yeux:

Tu es fou! Donner dix sous à cet homme, à 10 ce gueux!...

Elle s'arrêta sous un regard de mon père, qui désignait son gendre.

Puis on se tut.

Devant nous, à l'horizon, une ombre violette 15 semblait sortir de la mer. C'était Jersey.

Lorsqu'on approcha des jetées, un désir violent me vint au cœur de voir encore une fois mon oncle Jules, de m'approcher, de lui dire quelque chose de consolant, de tendre.

Mais, comme personne ne mangeait plus d'huîtres, il avait disparu.

Et nous sommes revenus par le bateau de SaintMalo, pour ne pas le rencontrer. Ma mère était dévorée d'inquiétude.

Je n'ai jamais revu le frère de mon père!

Voilà pourquoi tu me verras quelquefois donner cent sous aux vagabonds.

There was three francs' worth?

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DEUX AMIS

Paris était bloqué, affamé. On mangeait n'importe quoi.

Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvier le long du boulevard extérieur, les 5 mains dans les poches de sa culotte d'uniforme, M. Morissot, horloger, s'arrêta net devant un confrère qu'il reconnut pour un ami. C'était M. Sauvage, une connaissance du bord de l'eau.

Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot par10 tait dès l'aurore, une canne en bambou d'une main, une boîte en fer-blanc sur le dos. Il prenait le chemin de fer, descendait à Colombes, puis gagnait à pied l'île Marante. A peine arrivé en ce lieu de ses rêves, il se mettait à pêcher; il pêchait jusqu'à 15 la nuit.

Chaque dimanche, il rencontrait là un petit homme jovial, M. Sauvage, mercier, autre pêcheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journée côte à côte, la ligne à la main et les pieds ballants 20 au-dessus du courant; et ils s'étaient pris d'amitié l'un pour l'autre.

En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ils causaient; mais ils s'entendaient admirablement sans rien dire, ayant des goûts semblables et 25 des sensations identiques.

Au printemps, le matin, vers dix heures, quand le soleil versait dans le dos des deux enragés pêcheurs

une bonne chaleur de saison nouvelle, Morissot parfois disait à son voisin: «Hein! quelle douceur!»> et M. Sauvage répondait: «Je ne connais rien de meilleur.» Et cela leur suffisait pour se comprendre et s'estimer.

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Dès qu'ils se furent reconnus, ils se serrèrent les mains énergiquement, tout émus de se retrouver en des circonstances si différentes. M. Sauvage, poussant un soupir, murmura: «En voilà des événements!» Morissot gémit: «Et quel temps! C'est aujourd'hui 10 le premier beau jour de l'année.»>

Le ciel était, en effet, tout bleu et plein de lumière. Ils se mirent à marcher côte à côte, rêveurs et tristes. Morissot reprit: «Et la pêche? hein! quel bon souvenir!>>

M. Sauvage demanda: «Quand y retourneronsnous?»

Ils entrèrent dans un petit café et burent ensemble une absinthe; puis ils se remirent à se promener sur les trottoirs.

Morissot s'arrêta soudain: «Une seconde verte,1 hein?» M. Sauvage y consentit: «A votre disposition.» Et ils pénétrèrent chez un autre marchand de vins.

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Ils étaient fort étourdis en sortant. Il faisait 25 doux.2 Une brise caressante leur chatouillait le

visage.

M. Sauvage, que l'air tiède achevait de griser, s'arrêta: Si on y allait?

1 Traduire: une seconde absinthe. 2 Le temps était doux.

- Où ça?

- A la pêche, donc.

- Mais où?

- Mais à notre île. Les avant-postes français 5 sont auprès de Colombes. Je connais le colonel Dumoulin; on nous laissera passer facilement.

Morissot frémit de désir: «C'est dit. J'en suis.» Et ils se séparèrent pour prendre leurs instruments.

Une heure après, ils marchaient côte à côte sur la 10 grand'route. Puis ils gagnèrent la villa qu'occupait le colonel. Il sourit de leur demande et consentit à leur fantaisie. Ils se remirent en marche, munis d'un laisser-passer.

Bientôt ils franchirent les avant-postes, traver15 sèrent Colombes abandonné, et se trouvèrent au bord des petits champs de vigne qui descendent vers la Seine. Il était environ onze heures.

En face, le village d'Argenteuil semblait mort. Les hauteurs d'Orgemont et de Sannois dominaient 20 tout le pays. La grande plaine qui va jusqu'à Nanterre était vide, toute vide, avec ses arbres nus et ses terres grises.

M. Sauvage, montrant du doigt les sommets, murmura: «Les Prussiens sont là-haut!»> Et une 25 inquiétude paralysait les deux amis devant ce pays désert.

«Les Prussiens!» Ils n'en avaient jamais aperçu, mais ils les sentaient là depuis des mois, autour de Paris, ruinant la France, pillant, massacrant, af30 famant, invisibles et tout-puissants. Et une sorte

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