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Il ne me reste plus qu'à étudier La Fontaine comme fabuliste. Il est très naturel que, se sentant doué pour la poésie, La Fontaine ait essayé d'écrire au XVIe siècle des pièces de théâtre : c'était la mode du temps. Il est très naturel aussi qu'il ait fait quelques élégies; car l'élégie, encore qu'elle ait ses époques, ne cesse jamais d'être goûtée, parce qu'elle permet aux gens amoureux d'exprimer leurs sentiments, en vers ou en prose. De même il est encore assez naturel qu'il ait écrit des contes, car le fait de raconter des histoires plus ou moins amusantes ou licencieuses a toujours été assez en usage. Pour la fable, c'est autre chose. Depuis La Fontaine, malheureusement, il n'y a pas eu une période de vingt années qui n'ait produit son fabuliste; mais, avant lui, rien n'était plus rare. Qu'est-ce donc qui l'a amené à écrire des fables ?... Au fond, je n'en sais rien.

Ce que l'on peut affirmer toutefois, c'est que la fable n'était pas un genre à la mode au moment où La Fontaine s'est avisé de mettre en vers ses rêveries ou ses pensées. Voilà probablement le premier mobile très léger qui pousse le poète dans une certaine voie; puis d'autres motifs se rencontrent pour l'y engager davantage. Je crois cela non pas seulement, comme dit un personnage de Molière, parce que je le crois, mais parce que La Fontaine nous dit lui-même : « La fable a bien été suivie par quelques modernes, mais (voyez ce qu'il ajoute) lorsque nos gens y ont

travaillé (<«< nos gens » veut dire les Français), la langue était si différente de ce qu'elle est, qu'on ne les doit considérer que comme étrangers. Cela ne m'a point détourné de mon entreprise; au contraire, je me suis flatté de l'espérance que, si je ne courais dans cette carrière avec succès, on me donnerait au moins la gloire de l'avoir ouverte. » Il a donc le sentiment qu'il ouvre une voie et qu'il est en face d'une place à prendre, puisque, depuis le xvIe siècle, on ne s'est guère occupé de ce genre. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il se trompe; on a écrit beaucoup de fables au commencement du XVIe siècle jusque vers 1630, sans succès, il est vrai, et sans talent. La génération suivante oublia complètement et très justement ces auteurs. Nous sommes malheureusement revenus de cette salutaire ignorance; nous connaissons dans la littérature française avec les grands noms, les secondaires, les ternaires et même les quaternaires. La Fontaine les ignorait; il ne songeait qu'aux poètes du moyen âge et croyait la place libre dans son siècle.

Il a été confirmé dans la voie où il était par toutes les raisons suivantes d'abord, il a vite senti que dans la fable il serait plus à l'aise qu'ailleurs, étant donné son caractère de causeur; elle offrait cet avantage de n'avoir pas de règles fixes. Phèdre et Esope ont fait des apologues; quelques modernes les ont suivis ; mais il ne s'est pas trouvé de législateur comme Malherbe pour leur prescrire des lois immuables, ainsi qu'aux auteurs de tragédies ou de comédies. Sans doute, il s'est bien rencontré de doctes critiques qui ont cherché à leur en imposer; mais ils n'avaient pas une autorité suffisamment établie.

Ensuite, notre poète a pu s'apercevoir assez facilement que, dans cette forme un peu flottante, il pouvait donner libre jeu à ses instincts de satirique, lesquels ne sont, il est vrai, ni très violents, ni très nombreux; mais au moins pouvait-il railler, d'un ton léger, tous les travers de son siècle et même les travers de l'humanité. La possibilité d'une satire indulgente et non compromettante, telle qu'il aimait à la faire, voilà une nouvelle raison pour lui d'avoir choisi ce genre.

Il a vu aussi qu'il pouvait y mettre son grand sentiment de la nature plus qu'ailleurs. A la vérité, la fable, telle qu'on l'avait comprise jusqu'à lui, n'offrait aucune place au sentiment et à la peinture de la nature. On n'avait pas pris l'habitude de mettre les animaux qu'on faisait parler et agir dans un certain milieu, dans une sorte d'atmosphère, qui leur fût propre, dans un paysage qui leur convint. Lui, il a bien vu que la fable admettait et même comportait une sorte d'arrière-plan de décor, et que c'était à

tort qu'on n'y avait pas pris garde jusque-là. Tout ce qu'on a appelé le naturalisme de La Fontaine, et particulièrement son goût pour le pittoresque, pouvait très bien avoir sa place dans la fable.

Enfin, c'est encore un point de vuequi n'est pas complètement arbitraire, lui qui aime le simple jusqu'à une certaine popularité, qui ne recule pas devant l'expression propre, technique ou plébeienne, ne pouvait que là se servir de la langue à la fois la plus élevée, la plus brillante et la plus poétique quand il lui en pren. drait envie, et de la plus populaire aussi quand viendrait l'occasion. Il pouvait nous parler de la «bique allant remplir sa trainante mamelle » ou fermant sa porte « au loquet », d'une « vieille au jupon crasseux et détestable », du cheval lançant une « pétarade ». Ceci l'a, sinon poussé du côté de la fable, du moins retenu à elle, quand il s'y fut adonné.

En tout cas, ce genre lui a rendu un service éminent. La Fontaine n'avait qu'un défaut, assez gros: il était bavard. Partout ailleurs que dans ses fables il mérite ce reproche. On a pu voir, par ce que j'ai lu de ses contes et de tous ses autres poèmes, qu'il ne se presse pas; il est flâneur, il aime à prendre le plus long partout. Encore que la fable n'eût pas de règles très rigoureusement tracées, cependant elle en avait au moins une assez impérieuse c'était d'être brève. Pourquoi ? Parce que les exemples des anciens étaient là; parce qu'Esope, Phèdre, Aviénus, Babrias sont brefs. C'est si vrai que cela inquiète beaucoup le bon La Fontaine. Ici, nous sommes sur un terrain sûr; le plus grand souci de notre poète, on le voit par les premiers mots de sa première préface, c'est la brièveté :

« L'indulgence que l'on a eue pour quelques-unes de mes fables me donne lieu d'espérer la même grâce pour ce recueil. Ce n'est pas qu'un des maîtres de notre éloquence n'ait désapprouvé le dessein de les mettre en vers : il a cru que leur principal ornement est de n'en avoir aucun; que d'ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue, m'embarrasserait en beaucoup d'endroits, et banniraient de la plupart de ces récits la brièveté, qu'on peut fort bien appeler l'âme du conte, puisque sans elle il faut nécessairement qu'il languisse. »

Un peu plus loin il dit encore:

Il arrivera possible que mon travail fera naître à d'autres personnes l'envie de porter la chose plus loin. Tant s'en faut que cette matière soit épuisée, qu'il reste encore plus de fables à mettre en vers que je n'en ai mis. J'ai choisi véritablement les meilleures, c'est-à-dire celles qui m'ont semblé telles; mais,

outre que je puis m'être trompé dans mon choix, il ne sera pas bien difficile de donner un autre tour à celles-là même que j'ai choisies; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé. »

Evidemment cette idée le poursuit ; il sait que la fable doit être courte et il a peur de la faire trop longue. A mesure qu'il y réussit, il ne prend plus tant de précautions, et on peut remarquer que les fables courtes sont en plus grand nombre dans le premier recueil. Il en use dans la suite en véritable maître; cependant le souci d'être bref lui est toujours resté, et il a été par là guéri de son défaut naturel, radicalement. Dans tous ses autres poèmes, le style est souvent charmant, il y a de la grâce, et le sens du pittoresque s'y trouve uni à ses autres qualités, mais jamais la brièveté c'est ce qui fait le contraste si étonnant avec ses fables. Je crois donc que la fable a changé La Fontaine et l'a changé en bien.

Maintenant, qu'est-ce qu'une fable pour La Fontaine? Il a d'abord tâtonné, on le voit et à cette différence que j'indiquais des premières fables avec les autres, et aux hésitations évidentes de sa théorie. Cela est très intéressant à suivre. Il a exprimé successivement plusieurs idées générales relatives à la fable: une dans sa préface, une autre dans son prologue, d'autres dans certaines fables qui commencent les livres I, III, V, IX. Voici d'abord la définition qu'il nous donne dans sa préface:

« ... Et quant à l'exécution, le public en sera juge. On ne trouvera pas ici l'élégance ni l'extrême brièveté qui rendent Phèdre recommandable: ce sont qualités au-dessus de ma portée. Comme il m'était impossible de l'imiter en cela, j'ai cru qu'il fallait en récompense égayer l'ouvrage plus qu'il n'a fait. Non que je le blâme d'en être demeuré dans ces termes : la langue latine n'en demandait pas davantage; et, si l'on y veut prendre garde, on reconnaitra dans cet auteur le vrai caractère et le vrai génie de Térence. La simplicité est magnifique chez ces grands hommes: moi, qui n'ai pas les perfections du langage comme ils les ont eues (il était d'une modestie extraordinaire; comme l'a dit Toppfer, il était assez naïf pour croire que Phèdre était son maître), je ne la puis élever à un si haut point. Il a donc fallu se récompenser d'ailleurs c'est ce que j'ai fait avec d'autant plus de hardiesse, que Quintilien dit qu'on ne saurait trop égayer les narrations. »> En résumé, dit-il, ce que je fais, c'est la fable ancienne avec des ornements en plus, consistant dans des réflexions et des remarques

incidentes.

Dans le prologue, ou Dédicace à Monseigneur le Dauphin, voici une autre définition :

Je chante les héros dont Esope est le père,
Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.

Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons.

Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes ;
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.

C'est-à-dire je fais parler les bêtes, et j'espère, avec ces contes ainsi constitués, servir à l'instruction des hommes.

II y a encore, si l'on veut, une petite définition dans la première fable du livre second.

Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que de savoir orner toutes ces fictions.
On peut donner du lustre à leurs inventions.
On le peut, je l'essaie; un plus savant le fasse.
Cependant jusqu'ici d'un langage nouveau
J'ai fait parler le loup et répondre l'agneau ;
J'ai passé plus avant les arbres et les plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes.
Qui ne prendrait ceci pour un enchantement ?

Il s'aperçoit, non pas qu'il a précisément élargi le cadre du genre, mais du moins qu'il commence, après avoir écrit une vingtaine de fables, à l'avoir rempli.

Dans la fable I du livre III, nous avons quelque chose de plus important et de plus précis. On y voit que La Fontaine se préoccupe de l'étendue du domaine de la fable, en mesure l'horizon et cherche à en apercevoir les limites.

L'invention des arts étant un droit d'aînesse,
Nous devons l'apologue à l'ancienne Grèce :
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.

La définition s'élargit : la fable peut atteindre les limites mêmes de la feinte, c'est-à-dire de l'œuvre d'imagination.

Dans la fable I du livre V, il arrive à donner une définition emplète et absolue du genre tel qu'il l'a compris :

Enfin, si dans ces vers je ne plais et n'instruis,
Il ne tient pas à moi ; c'est toujours quelque chose.
Comme la force est un point

Dont je ne me pique point,

Je tâche d'y tourner le vice en ridicule,

Ne pouvant l'attaquer avec des bras d'Hercule.
C'est là tout mon talent; je ne sais s'il suffit.
Tantôt je peins en un récit

La sotte vanité jointe avecque l'envie...
J'oppose quelquefois, par une double image,

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