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de même des pièces de Corneille très compliquées, et vous savez que, lorsque les grands écrivains dramatiques du XVIIe siècle trouvaient l'occasion de frapper à la fois l'esprit et les yeux, ils n'y manquaient pas, témoin Esther et surtout Athalie.

Mais, à l'instant où nous sommes de la carrière de Corneille, les conditions matérielles favorisaient, par leur sécheresse, cette direction psychologique qui s'emparait alors de notre théâtre. Il semble qu'un sujet comme celui de la Jeunesse du Cid, où la part des sentiments est si petite, offre à Corneille des difficultés particulières et ait besoin, pour devenir un drame moral, d'une transformation complète., Aussi la pièce de notre poète, tout en étant son premier chef-d'œuvre, est-elle une œuvre à part, sinon unique, dans sa production. Elle contient une situation cornélienne par excellence, à savoir l'antithèse de la passion et du devoir; mais, somme toute, par le mélange et par un juste équilibre de l'action et des sentiments, elle indique une voie qui ne sera reprise dans la suite que par Voltaire. Je voudrais en déterminer les principaux éléments.

Et d'abord, Corneille ne peut s'astreindre à ces strictes unités auxquelles il se pliera de plus en plus: il use encore des décors simultanés. Il abandonne cette multiplicité de lieux qui va de Burgos à Valence, des montagnes de l'Oca jusqu'à l'Estramadure, pour concentrer l'action à Séville. Mais il a besoin du palais du roi, de la maison de don Diègue, d'une place publique, d'une salle neutre où puissent se rencontrer tous les personnages, et, dans la demeure du comte de Gormas, de la chambre de Chimène. Aussi, lorsqu'il y a une quinzaine d'années la ComédieFrançaise, sous la direction de M. Perrin, voulut conformer la représentation du Cid à ce scrupule de couleur locale, elle nous denna, et très loyalement, malgré la résistance obstinée des vieux habitués du théâtre, plusieurs décors. En cela, elle était dans la vérité. Il est bien dificile en effet d'admettre, par exemple, que Rodrigue et Chimène aient leur conversation du troisième acte à deux pas du cadavre de don Gomez.

En second lieu, Corneille est obligé, ce dont il se gardera dans la suite, de donner une entorse à l'histoire nous le verrons, à propos de ses autres pièces, se préoccuper d'une extrême exactitude; il aura un luxe de citations qui suppose le dépouillement consciencieux d'une véritable bibliothèque historique. Mais, ici, il a besoin d'une bataille sur la côte. Or, l'Espagne n'a à ce moment d'autre place maritime que Séville, qui est située à une vingtaine de lieues de la mer sur le Guadalquivir; et Séville, au temps du Cid, n'appartient pas encore aux chrétiens; ce n'est que deux

cents ans plus tard qu'elle sera conquise sur les Mores. Notons en passant l'analogie de situation, qui devait frapper Corneille, entre Séville et Rouen, sa ville natale.

Notre poète est contraint encore, sans dénaturer le sujet, de concentrer les sentiments. Le Rodrigue et la Chimène de Guillen de Castro ont l'âme naïve des héros du Moyen-Age. Le premier est tout ensemble brutal et sentimental; il a le mépris de l'être faible et de la femme. Chimène a l'amour filial, le respect de son père; mais, si elle aime Rodrigue, c'est qu'il lui faut un protecteur pour remplacer celui qu'elle a perdu ; son mariage est une application de cette fameuse loi féodale et germanique des compensations du crime. De plus, il y a chez elle ce sentiment particulier qui fait que l'être faible en présence de l'ètre fort éprouve une espèce de fascination et continue de l'aimer et de l'admirer sous l'insulte même et sous les coups: la femme de Sganarelle, rossée par son mari, s'indigne et crie, mais elle ne peut s'empêcher d'être pénétrée d'enthousiasme en voyant l'homme vigoureux qui frappe avec un tel entrain. Toutes proportions gardées, il y a dans la Chimène espagnole quelque chose de cela. Ajoutons encore que l'héroïne de Guillen de Castro est subtile: dans ses entretiens avec l'Infante, elle tâche de la gagner à sa cause; elle lui fait entendre qu'elle doit insister auprès du roi pour ce mariage. De tous ces sentiments, Corneille ne conserve que ceux qui peuvent s'ajuster au théâtre français, et avec cette adresse simple et naïve qui est son genre d'habileté, il y imprime sa marque personnelle, mélange original de finesse normande et d'héroïsme.

Il conserve la situation initiale: Chimène résistant à sa passion; Rodrigue sacrifiant la sienne à l'honneur. A cette antithèse, il donne un vigoureux relief. Habile à peser le pour et le contre, les scènes qu'il nous présente sont de vrais plaidoyers; il place devant nous une sorte de balance idéale tenue par le roi don Fernand; sur l'un des plateaux est la cause de Chimène, sur l'autre celle de Rodrigue, et c'est une oscillation continuelle jusqu'à ce que le conflit des sentiments amène le fléau à rester immobile. Une dualité semblable existe dans le cœur même des deux personnages; chez l'un et chez l'autre, c'est tantôt le sentiment du devoir et tantôt l'amour qui l'emporte; avec une parfaite clairvoyance et une naïve sincérité, Rodrigue et Chimène donnent l'avantage à celle des deux forces qui leur paraît plus grande. Tel est le point de vue où s'est placé Corneille.

Avec des personnages réduits ainsi à l'essentiel, avec des situations aussi parfaitement abstraites, comment va-t-il maintenant obtenir le miracle de la vie? En y mettant son âme qui est très

grande et l'âme de son temps qui ne l'était pas moins. Certes, il n'y a pas un des côtés du Cid qui ne représente un de ces sentiments éternels sans lesquels on ne voit pas que la passion puisse s'exercer; mais il est curieux d'y saisir aussi comme un reflet de la France d'alors, de cette France, pleine d'énergie et comme tourmentée par la chaleur d'une sève vigoureuse, au moment solennel qui sépare les guerres de religion de l'avènement de Louis XIV.

D'abord, don Diègue. Don Diègue et le comte de Gormas sont deux seigneurs féodaux qui ont pris part aux guerres civiles et combattu sous Henri IV, qui ont eu leur rôle dans cette merveilleuse épopée d'Arcques, d'Ivry et de Coutras, qui dans des journées aussi atroces que la Saint-Barthélemy ont vu se former et grandir la noblesse française. Il y a chez don Diègue du Coligny. Il y a aussi un peu de l'âme de ces grands seigneurs, dont Victor Hugo nous a présenté quelques types dans sa Marion Delorme, qui gardaient à la cour et même devant Richelieu, avec les gens de leur suite, les marques de leur puissance, et qui, d'ailleurs, ne manquaient pas d'adresse, car, dans cette époque troublée, ils ont été mêlés à bien des négociations. Toute la conduite de don Diègue jusqu'à la consécration de sa vengeance par le pardon du roi et par le mariage de son fils, double victoire, est extrêmement habile, et l'on peut dire que sa raison domine son émotion. Don Gomez représente l'arrogance féodale qui ne veut pas plier et qui attend, comme due à ses services et à son nom, une faveur du roi. Il a donné à celui-ci son sang, mais en retour il veut trouver en lui un bon maître; et le jour où il se croit victime d'un passe-droit, il se redresse et se révolte. De plus, il entend conserver ce qu'il considère comme son privilège de gentilhomme, la liberté de se faire justice avec l'épée en dépit des édits, de la hache du bourreau et de la potence, ce supplice égalitaire dont la menace est inscrite sous la lanterne du carrefour Buci pour l'intérêt des duellistes de tout rang.

Quant à Rodrigue, il est le représentant de la génération qui entre en scène. Il est de ceux qui feront la Fronde et qui, vaincus par la force des lois historiques et séduits par l'attrait de la domesticité dorée de Versailles, fourniront ses courtisans à Louis XIV. Mais, en attendant cet avenir imprévu, quelle fougue de jeunesse et d'héroïsme ! Souvenez-vous de ce que nous racontent les Mémoires de Madame de Motteville, de Retz et de La Rochefoucauld. C'était le temps des sièges de la Rochelle et de Montauban, du Pas de Suze et de Lens ! C'était le temps de ce fou de Gondi, qui, aux intrigues les plus étranges, mêla une incroyable

ardeur, et surtout de ce héros de vingt-deux ans qui débuta sur la frontière par le coup de foudre que l'on sait. Vraiment, pour caractériser cette fougue qui ne se mesure pas, et qui croit devoir ne jamais s'épuiser, c'est à un illustre témoin du siècle, au plus grand de nos orateurs, qu'il faut faire un emprunt :

Vous dirai-je en ce lieu ce que c'est qu'un jeune homme de vingt-deux ans ? Quelle ardeur, quelle impatience, quelle impétuosité de désirs! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux, ne lui permet rien de rassis ni de modéré. Dans les âges suivants, on commence à prendre son pli, les passions s'appliquent à quelques objets, et alors celle qui domine ralentit du moins la fureur des autres : au lieu que cette verte jeunesse n'ayant rien encore de fixe ni d'arrêté, en cela même qu'elle n'a point de passion dominante par-dessus les autres, elle est emportée, elle est agitée tour à tour de toutes les tempêtes des passions avec une incroyable violence. Là, le fol amour, là le luxe, l'ambition et le vain désir de paraître exercent leur empire sans résistance. Tout s'y fait par une chaleur inconsidérée; et comment accoutumer à la règle, à la solitude, à la discipline, cet âge qui ne se plait que dans le mouvement et dans le désordre, qui n'est presque jamais dans une action composée, et qui n'a honte que de la modération et de la pudeur ? Et pudet non esse impudentem.

< Certes, quand nous nous voyons penchant sur le retour de l'âge, que nous comptons déjà une longue suite de nos ans écoulés, que nos forces se diminuent et que, le passé occupant la partie la plus considérable de notre vie, nous ne tenons plus au monde que par un avenir incertain; ah! le présent ne nous touche plus guère. Mais la jeunesse qui ne songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur entière et capable, ne songe aussi qu'au présent et y attache toutes ses pensées. Dites-moi, je vous prie, celui qui croit avoir le présent tellement à soi, quand est-ce qu'il s'adonnera aux pensées sérieuses de l'avenir? Quelle apparence de quitter le monde, dans un âge où il ne nous présente rien que de plaisant ? Nous voyons toutes choses selon la disposition où nous sommes de sorte que la jeunesse, qui semble n'être formée que pour la joie et pour le plaisir, ah ! elle ne trouve rien de fâcheux; tout lui rit, tout lui appiaudit. Elle n'a point encore d'expérience des maux du monde, ni des traverses qui nous arrivent de là vient qu'elle s'imagine qu'il n'y a point de dégoût, de disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte et vigoureuse, elle bannit la crainte et tend les voiles de toutes parts à l'espérance qui l'enfle et qui la conduit. » Et voilà justement l'âme de Rodrigue

et l'âme de cette jeunesse qui s'élance, pleine de confiance, sur la mer du XVII, siècle, dans le merveilleux épanouissement de la force française, avec le sentiment que notre pays devient alors le premier en Europe. Bossuet l'a tracée en traits oratoires; Corneille, en traits dramatiques dans le caractère du Cid.

Chimène, il faut bien l'avouer, profite un peu du prestige de Rodrigue. Il est assez curieux de constater dans les mémoires des actrices qui ont tenu ce rôle, depuis Adrienne Lecouvreur jusqu'à Rachel, sans parler des interprètes présentes qui, j'en suis sûr, diraient la même chose, l'unanimité à déclarer que Chimène est un faux bon rôle, c'est-à-dire un rôle qui excite chez le public une grande attente, à laquelle, si géniale que soit la tragédienne, elle ne peut pas répondre. Voyez, en effet, comme ce caractère est incertain, comme il passe d'un sentiment violent au sentiment contraire non moins violent; c'est bien, comme on l'a dit, une série de sauts de carpe, et la grandeur d'âme n'y peut rien. Notez aussi que, dans la pièce espagnole, trois ans s'écoulent entre le meurtre et le mariage; mais, dans la tragédie française, le comte a été tué à midi; et le lendemain, à midi, il est décidé qu'à bref délai Chimène sera la femme du Cid; elle a donné son consentement, ce qui est l'essentiel. La concentration est trop forte pour un si court espace de temps. Mais cette critique nécessaire une fois faite, lorsque tous deux sont en présence, dans ces admirables scènes du troisième et du cinquième actes, dont la dernière, remarquez-le, est tout entière de Corneille, nous avons devant nous ce qu'il y a de plus beau au monde : l'union de la jeunesse, de l'héroïsme et de l'amour. Cela surpasse toutes les comparaisons. Rappelez-vous les grands souvenirs du théâtre classique ou romantique, demandez-vous quelle est la tragédie qui va le plus loin dans l'attendrissement sur soi-même et dans l'exaltation de l'âme: Roméo et Juliette, qui représentent pour tous l'apothéose de l'amour juvénile, ne valent pas Rodrigue et Chimène. En effet, laissez de côté la poésie de Shakespeare, que reste-t-il ? Une situation scabreuse, dans laquelle la jeune fille, possédée d'une passion aussi physique que morale, ne fait voir aucune hésitation, et le jeune homme n'a aucune pensée de ce qu'il va compromettre; tous deux ont l'élan d'une force de la nature, ils sont voisins de ce moyen âge où les passions tenaient d'elles-mêmes leur justification et où les coups de couteau se donnaient avec une prodigalité sans scrupule. L'amour du devoir, dont Corneille pare ses héros, vaut mieux que la poésie de Shakespeare. Il n'est pas un seul d'entre nous, homme ou femme, qui, dans la situation de Rodrigue et de Chimène, ne souhaiterait d'éprouver leurs sentiments et, les

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