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Il faut remarquer, de plus, que Varron partage absolument le sentiment de Virgile sur l'agriculture. Pour lui comme pour le poète, c'est une occupation saine qui développe le «< caractère », donne de bonnes habitudes d'endurance, fait, en un mot, des hommes; c'est elle qui a produit ces générations mâles et vigoureuses à qui Rome doit sa grandeur. Varron constate avec peine que de son temps les paysans émigrent en grand nombre à la ville, et que Rome doit aller chercher à l'étranger le blé qui la nourrit il y a là un danger pressant (V. le début du livre II). Varron veut donc montrer l'influence salutaire de l'agriculture; mais il ne néglige pas pour cela de faire ressortir les profits rémunérateurs qu'elle procure. Cette dernière considération passe en seconde ligne chez Virgile, qui fait avant tout sentir le charme de la campagne et des travaux rustiques.

Les deux auteurs ont la même compétence. Ils sont très bien préparés pour traiter le sujet qu'ils ont choisi. Varron est originaire d'une petite ville de la Sabine; lui aussi, il a eu de bonne heure sous les yeux le spectacle de la nature, et il a pris sa part des travaux champêtres; il a élevé des chevaux à Réate et des mulets en Apulie. Il a eu à sa disposition les mêmes sources que Virgile; il a lu un grand nombre d'auteurs grecs, plus de cinquante, dit-il, qui avaient traité de cette matière. les uns en prose, comme Xénophon, Diophane de Nicée; les autres en vers, comme Hésiode et Ménécrate d'Ephèse. Il a dépouillé une bonne partie de cette littérature technique qui s'offrait à lui, et il en a fait passer la substance dans son ouvrage.

Virgile a-t-il imité Varron ? Il y a entre eux quelques ressemblances; mais il n'est pas possible d'en tirer une conclusion certaine; elles prouvent simplement qu'ils ont puisé à une source commune : ainsi plusieurs auteurs grecs avaient rapporté avant eux la légende de l'hippomane; chez Homère même il y a quelque chose qui y ressemble. Peu de sujets ont fourni la matière d'une littérature plus développée que les occupations de la campagne, surtout à l'époque alexandrine. Depuis Xénophon jusqu'à Varron le sujet avait été repris sous toutes les formes dont il était susceptible.

Cette communauté de sources explique aussi que la même division se retrouve chez les deux auteurs. Chez Varron, le second livre s'ouvre par une dédicace à Turranius Niger; l'auteur s'y plaint du dépeuplement des campagnes et fait valoir l'intérêt de l'élevage des bestiaux. Chez Virgile, il y a de même une dédicace. à Mécène (1, 48). Le poète et l'érudit se rencontrent dans la division en pecus majus et pecus minus; mais Varron commence

par le menu bétail, Virgile par le gros ; il passe en revue les brebis et les chèvres dans les vers 284-338, et donne une place à part aux bœufs et aux chevaux (49-283); comme Varron il offre un développement sur les chiens (404-413) et un autre sur les bergers (339-383). « Les hommes de tous pays ne sont pas également propres à soigner le bétail », dit Varron: «Non omnis apta natio ad pecuariam », et il cite en particulier les bergers gaulois et les illyriens dont il dépeint les mœurs. Virgile parle des Scythes et des Numides. Les deux auteurs consacrent un déve. loppement à la laine, un autre à la préparation du laitage, à la tupoñoria. Un des chapitres de Varron traite de Arte; il y est question des soins généraux à donner à tous les troupeaux, quels qu'ils soient; Virgile a un passage analogue (49-145); il y parle des bœufs et des chevaux et des soins à donner aux petits et aux mères (209-283). Les deux ouvrages présentent donc de nombreux rapports; on en trouverait bien d'autres encore si l'on voulait entrer plus avant dans l'examen des détails.

Mais, à côté de ces ressemblances, il faut noter des différences qui ne sont pas moins sensibles :

1. Varron est un grand propriétaire, un homme riche, qui voit les choses de haut; il a eu de grands troupeaux de moutons en Apulie et des haras à Réate: « Ipse pecuarias habui grandes, in Apulia oviarias et in Reatino equarias ». Ses interlocuteurs possèdent aussi de vastes propriétés; ce sont des personnages haut placés, qui appartiennent à de nobles familles : « pecuarias habuerunt in Epiro magnas ». Virgile est fils d'un petit proprié taire de campagne; mais aussi, il a un sentiment plus intime de la vie rustique, justement parce qu'il est parti de plus bas et qu'il a vécu plus près de la nature. Varron a parcouru en partie le cursus honorum: il a été préteur; il a combattu en Espagne contre Sertorius, sur mer contre les pirates; il s'est trouvé mêlé à toute espèce d'affaires; en un mot, c'est un personnage et, par suite, il ne voit pas la campagne des mêmes yeux que Virgile. Il n'a pas cette intensité des sensations, cette vivacité du coup d'œil qui animent les Géorgiques. Moins chargées de détails et moins faites pour les gens de l'art que le livre de Varron, elles. ont une exactitude supérieure qui grave plus profondément les choses dans l'esprit.

2. Il était permis à Varron, qui écrivait en prose, d'être plus technique. De là chez lui une classification plus rigoureuse que chez Virgile; mais il faut bien dire qu'il en abuse lorsqu'il distingue quatre-vingt-une subdivisions dans son sujet. Il y a trois parties principales: 1° « pecus minus »; 2° « pecus majus »>;

3 sujets divers: mulets, chiens et bergers; les mulets pourraient très bien rentrer dans la seconde partie, et l'on ne voit pas pourquoi les bergers sont rangés avec les animaux qu'ils gardent. Chacune de ces parties se subdivise ensuite à l'infini. Varron n'a pas inventé cette classification; on y reconnaît la main des Grecs et des grammairiens alexandrins qui avaient traité la même matière avant lui. Ce qui doit plutôt nous frapper, c'est qu'il sent les défauts de cette classification, c'est qu'il n'en est pas dupe. En effet, il prête à Atticus les paroles suivantes : « Vide ne te fallat et novenæ istæ partes exeant extra pecoris minoris ac majoris nomen. Prenez garde de vous être trompé et de comprendre dans ces neuf parties plus que ce qu'on entend d'ordinaire par gros et menu bétail. » Et Varron répond: « Numerus non est ut sit ad amussim. Le nombre peut bien n'être pas rigoureux. » Virgile n'a pas entièrement rejeté cette classification; mais il s'en est tenu aux grandes lignes. Varron d'ailleurs ne s'astreint pas lui-même à la suivre rigoureusement; il en voit les défauts ; mais elle lui était en quelque sorte imposée par la tradition; une fois en règle avec celle-ci, il s'est mis à l'aise. Virgile parle du pecus majus avant de s'occuper du pecus minus et sépare ce qu'il avait à dire de ces deux sortes de bétail par un beau développement sur les fureurs de l'amour (209-283), qui rompt la monotonie des préceptes.

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30 Il y a chez Virgile une profonde tendresse pour les êtres faibles qui nous entourent: c'est un sentiment que l'on chercherait en vain chez Varron. Il n'a en vue que le côté pratique, c'est-à-dire les moyens de gagner de l'argent. Il n'y a cependant pas de dureté chez lui comme chez Caton; mais les questions de sentiment restent en dehors de son sujet; ce n'est pas une raison suffisante pour le croire dépourvu de toute sensibilité.

Venons-en à l'examen du détail et demandons-nous ce que Virgile a pris dans la matière et ce qu'il en a rejeté. Il a d'abord supprimé tout l'istopzov de Varron, c'est-à-dire tout le chapitre de origine ac dignitate rei pecuariæ. Dans la première partie de ce chapitre, Varron énumère les différentes phases par lesquelle a passé la vie humaine, la chasse, la vie pastorale; dans la seconde il montre ce qu'il y a de grand dans ces occupations, par quelles considérations elles peuvent être ennoblies; et il emprunte des exemples à la mythologie et à l'histoire. Il n'y a rien de tout cela chez Virgile; cependant, s'il ne dit rien des origines, il fait du moins ressortir la dignitas rei pecuariæ par le charme dont il revét son sujet ; et cette dignité, il la fait bien mieux valoir que Varron lui-même. En écartant certaines parties du sujet, Virgile

a voulu éviter une trop grande symétrie dans ses développements. Dans le premier chant, où il traite du labour et de la grande culture, il aurait pu parler de origine et dignitate rei agrariæ. De même pour la culture des arbres et l'élevage des abeilles. Mais un auteur ne peut varier indéfiniment des développements analogues. Virgile a placé ailleurs l'éloge de l'Italie, terre de rapport et de labour, ailleurs aussi l'éloge de la vie rustique; il ne veut pas recommencer à propos des pasteurs et des avantages de la pastio. Il n'a rien dit non plus du porc, sus immundus (Géorg. 1, 400). Cependant il l'a représenté dans un joli vers au chant 11 (520) : «Glande sues læti redeunt ». Homère dans l'Odyssée n'a pas craint de mêler cet animal à d'admirables peintures. Virgile aurait pu trouver des expressions assez poétiques pour faire oublier ce qu'il a de, répugnant. Dans le passage correspondant de Varron, c'est Scrofa qui traite ce sujet. Son surnom est un titre de gloire pour les Tremelli; il rappelle en effet une action d'éclat accomplie par son grand-père. Tout agriculteur, dit-il, si modeste qu'il soit, doit élever un porc : « Quis enim fundum colit nostrum quin sues habeat, et qui non audierit patres nostros dicere ignavum et sumptuosum esse qui succidiam in carnario suspenderit potius ab carnario quam ex domestico fundo? Quel est le propriétaire cultivant ses terres qui n'ait pas de porcs et qui n'ait pas ouïdire à ses pères qu'il y a négligence et perte d'argent considérable à faire provision de lard à la boucherie, au lieu d'en tirer de son propre fonds? » Le porc était donc un animal commun. Pourquoi Virgile n'en dit-il rien? Sans doute parce qu'il a voulu éviter de tomber dans des détails trop techniques et dans des répétitions. Dans l'Eneide, il n'a pas craint cependant de chanter la légende d'Enée immolant une truie entourée de ses trente petits; cette légende est mentionnée précisément dans le passage où Varron traite du porc; Virgile n'a pas non plus parlé de l'âne, animal cependant très employé en Italie. Encore aujourd'hui, il n'y a pas en Sicile de ménage si pauvre qui n'ait au moins un âne; la bête, aux yeux des peuples méridionaux, n'a rien de ridicule. Le mulet ne paraît pas davantage dans les Géorgiques. Du reste, Varron passe rapidement sur le même sujet : « Brevis oratio de mulis, il y a peu de chose à dire des mulets. » Enfin il va de soi que Virgile devait laisser à Varron et aux écrivains techniques tout ce qui concernait la procédure usitée dans la vente et l'achat des animaux de ferme.

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Inversement il y a chez Virgile des parties beaucoup plus développées que chez Varron; il y en a d'autres qui sont entièrement nouvelles. C'est ainsi qu'il accorde une place importante

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aux maladies des animaux qui chez Varron ne forment qu'une partie de l'Ars. Il ne fuit pas les détails techniques: il parle même de la gale; mais il relève tout cela par le choix des expressions il est conduit ainsi à décrire la peste de Norique dans une épisode qui lui fournit l'occasion de rivaliser avec Lucrèce.

En résumé, les parties techniques sont encadrées chez Virgile entre des morceaux épisodiques, personnels et originaux ; il y en a trois 1° le préambule, où il annonce son intention d'élever sur les bords du Mincio, à Mantoue, sa patrie, un monument à Auguste; il sera le prêtre du nouveau temple; il y appellera les Muses. Ces trente-neuf vers semblent faire double emploi avec une seconde dédicace adressée à Mécène; la première a probablement été ajoutée lors d'une seconde édition de l'ouvrage ; 2° à la suite de préceptes relatifs au pecus majus, vient la peinture de l'amour et de ses emportements furieux; le souffle qui anime cette digression rappelle tout à fait Lucrèce ; 3° après la partie consacrée au pecus minus, Virgile parle des bergers et des chiens, et termine par le récit de la peste du Norique (474 — fin). On ignore la source de ce récit.

En résumé, Virgile présente de nombreux rapports avec Varron; mais il s'en distingue autant par ce qu'il rejette que par ce qu'il ajoute à leur matière commune.

A.

Le « Cid » de Corneille

Leçon de M. GUSTAVE LARROUMET

Membre de l'Institut

Par l'analyse d'une partie de la Jeunesse du Cid, nous avons pu voir que ce poème de Guillen de Castro est essentiellement une pièce d'action et de spectacle: d'action, en ce sens que l'auteur y a multiplié à plaisir les événements; de spectacle aussi, car les changements de lieu y sont continuels; et, en admettant que le théâtre espagnol de cette époque ne disposât pas de puissants moyens pour faire illusion, il devait au moins y avoir sur la scène un va-et-vient de personnages et un concours de couleurs éminemment capables de piquer la curiosité. Nous verrons

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