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ennemi mortel, obligea Charles VI à le deshériter, et à choisir Henri V, roi d'Angleterre pour son succes

seur.

Il y a toujours eu entre les Français et les Anglais, une émulation qui semble rendre ces deux nations rivales l'une de l'autre : ces derniers enflés de leurs succès, saisissaient avec empressement les occassions de mortifier les autres; ils les traitaient avec une hauteur et une fierté insupportables à la liberté française : ceux-ci souffraient ces fâcheux hôtes avec la plus vive impatience; mais il fallait s'accommoder au tems.

Parmi les Anglais qui étaient à Paris, il y en avait deux qui étaient passés en France, prévenus contre la nation, comme le reste de leurs compatriotes. Ils étaient amis intimes, compagnons d'étude et de guerre ; ils ne se quittaient presque jamais. Tous les deux braves, bienfaits et des meilleures maisons d'Angleterre, mais dont la fortune ne répondait pas à la naissance. Je ne vous dirai point quel était leur emploi ; s'ils étaient volontaires ou officiers ; cela n'est pas de grande conséquence à savoir.

L'un s'appelait Wolsey, l'autre Park. Wolsey était grand, bienfait; il avait la jambe fine, la démarche assûrée, l'air fier, les manières nobles, l'esprit vif, plus orné qu'on ne l'avait ordinairement dans ce tems-là; l'humeur enjouée, et qui n'avait rien de la férocité de son pays; il était en un mot le plus agréable et le plus amusant de tous les hommes. Park était plus petit, mais bien proportionné dans sa taille; les plus beaux cheveux du monde accompagnaient un visage charmant. La plus belle fille eût envié ses yeux, son teint et ses dens; il

était plus sérieux et plus mélancolique que son ami; mais il ne lui cédait en rien, ni dans les manières, ni dans l'esprit ; ils étaient l'admiration et l'objet des desirs de toutes les femmes ; mais des Anglais s'abaisser à des Françaises! Ils n'étaient pas gens à le faire, et croyaient bien mieux employer leur tems à la chasse ou au jeu. On ne les voyaient dans les compagnies qu'en passant, et lorqu'ils ne pouvaient se dispenser de s'y trouver; encore les conversations se passaient-elles en complimens. généraux; beaucoup de politesse et rien de particulier. Ce procédé piquait nos belles ; il n'y en avait pas une qui n'eût voulu venger l'honneur du sexe et de la nation sur les insensibles Anglais. Il faut le dire à la louange de ces indifférens, elles ne s'y prenaient pas mal; elles eurent pourtant beaucoup de peine à les apprivoiser. Il leur en coûta des minauderies, des avances et des déclarations; mais malheureusement ce ne furent pas celles qui travaillèrent le plus à les vaincre qui profitèrent de leur défaite. Ce fut une jeune personne qui ne songeait à rien moins qu'à eux, et qui, prévenne d'autres sentimens, aurait vu tous les Anglais du monde sans attenter à leur liberté.

Un jour que nos deux Anglais étaient à l'église, ils virent entrer pour la première fois une dame en grand deuil; elle paraissait avoir trente ans tout au plus, et l'on démêlait, à travers son ajustement lugubre, qu'elle était encore extrêmement belle. Grand air, blancheur, embonpoint, tout concourait à rehausser ses charmes tous les regards se tournèrent sur elle; mais elle n'eut pas le plaisir de s'en applaudir long-tems. Une jeune personne qu'elle avait avec elle, et qui était sa fille, réunit

sur elle la surprise, et les yeux de toute l'assemblée; c'était à quelque chose près la Placidie de son siècle. Cette comparaison m'épargnera le détail d'une plus longue description.

Wolsey la regarda d'une manière assez froide en apparence. Park n'en fit pas tout-à-fait de même. Ne sais-tu point le nom de ces dames, dit-il à son ami? Non, répondit Wolsey, non, que t'importe? Pas grand chose, reprit Park; un simple mouvement de curiosité m'engage à te faire cette demande. D'où diable voudrais-tu que je les connusse, dit Wolsey? je suis toujours avec toi, et voici la première fois que nous les voyons. Ils sortirent là-dessus : Park se retourna trois ou quatre fois; Wolsey s'en aperçut.

Ah! ah! lui dit-il, l'inconnue t'a donné dans l'œil, mon ami; adieu la franchise, adieu nos plaisirs : si tu deviens amoureux, tu deviendras en même tems si sot et si ridicule qu'on ne pourra plus te souffrir; pour moi, je t'avertis que si cela est, je renonce à ton amitié : que dira-t-on de toi en Angleterre, si l'on sait que tu t'es laissé vaincre par une Française? Tout ce qu'on voudra, répondit Park; mais si j'avais à devenir amoureux à Paris, ce ne serait pas cela qui m'en empêcherait : je puis pourtant t'assurer qu'il n'en est rien. Ma foi, reprit Wolsey, j'en suis charmé, embrasse-moi : tu m'aime point l'inconnue? eh bien, je te déclare, moi, que je l'aime passionnément; j'aurais été faché d'avoir quelque chose à démêler avec mon meilleur ami; ainsi me voilà en repos de ce côté-là. Tu railles toujours, dit Park, c'est ton caractère. Je yeux ne rire jamais, reprit Wolsey, si je ne te parle sérieusement. Je ne te le conseille pourtant pas, dit Park,

car en ce cas-là je suis ton rival, et tu sais que l'amour plus fort que l'amitié n'en respecte pas trop les droits. Crois-moi, soyons bons amis, et ne viens pas mal-àpropos me traverser dans une passion où ton cœur n'a point d'intérêts. Je veux périr, répondit Wolsey, si je n'aime l'inconnue plus que moi-même; mais, répliqua Park, je l'ai aimée le premier, et je dois avoir la préférence. Cela ne se peut pas, dit Wolsey, car je l'ai aimée dans le même instant que je l'ai vue, avant toi, ou du moins aussitôt, ainsi tu ne peux tout au plus prétendre qu'être de même date. Il faut donc cesser d'être amis, s'écria Park, puisque nous commençons d'être rivaux : je te laisse le choix, tu n'as qu'à voir; ou renonce à l'inconnue, ou renonce à mon amitié. Que tu es simple, dit Wolsey, de t'imaginer que nous cesserons d'être, amis parce que nous serons rivaux? non, mon cher Park, rien ne sera capable de troubler notre intelligence; la mort pourra nous séparer, et non pas nous désunir : nous tâcherons de découvrir quelle est la charmante personne que nous aimons; nous lui rendrons visite; nous lui parlerons de nos sentimens; nous nous efforcerons de la rendre sensible; nous nous rendrons compte sincèrement et sans supercherie des progrès que nous aurons faits sur son cœur; le moins heureux se retirera; et, de peur de donner de l'ombrage à l'autre, il retournera tranquillement en Angleterre : voilà comme deux amis véritables doivent en agir: parles, cela te convient-il? La partie n'est pas égale, répondit Park, cependant je l'accepte : tu as plus de mérite que moi; mais je sens que j'au— rai plus d'amour, et mon amour balancera ton mẻrite.

Ainsi finit cette conversation. Je ne sais si ces sortes d'accommodemens étaient alors, et s'ils sont encore aujourd'hui du goût de la nation. Je n'insisterai pas làdessus ; mais enfin il est sûr que telles furent les conventions de ceux dont je parle, et qu'ils les gardèrent

exactement.

L'accord fait, ils allèrent travailler de bonne foi à l'exécuter; ils commencèrent par une recherche exacte du nom et de la demeure de la belle inconnue.

Madame la comtesse de Montmirel, sa mère, dans les premières douleurs d'un veuvage cruel, passait ses jours dans la retraite, et ne voyait personne; elle venait de perdre son mari à la bataille d'Azincourt. Ses terres, situées en Picardie, étaient devenues le partage des ennemis; à peine avait - elle pu se sauver avec quelques pierreries et quelqu'argent comptant, restes déplorables d'une fortune brillante. Sa maison, composée de peu de domestiques, était inaccessible; ainsi, quelques peines que prissent ce jour-là nos deux Anglais, ils ne purent en apprendre des nouvelles.

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Heureusement ils découvrirent que la comtesse et sa fille devaient retourner le lendemain dans la même église où ils les avaient vues la première fois. Madame et mademoiselle de Montmirel y étaient déjà ; à peine purent-ils percer la foule qui les environndit. Ils firent tant néanmoins, à force de pousser, qu'ils se trouvèrent en place de les voir et d'en être vus. Mademoiselle de Montmirel leur parut encore plus belle que la veille, et plus digne d'être aimée. Les moins clairvoyans s'aperçurent de leur application à la regarder, et celles qui s'intéressaient à

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