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de dix mille ducats, il voulait acheter des diamans, des perles et des chaînes d'or, pour faire des présens à quelques princes et seigneurs qui pouvaient pacifier son affaire et le remettre en son évêché.

L'évêque de Concordia plaint sa fortune, lui promet toute faveur et assistance, et particulièrement de l'aider du secours d'un ami et confident, nommé Antoine Bertoloni, marchand et banquier, demeurant à Venise, sous le nom et par le moyen duquel il pouvait facilement se faire faire, à Venise, la remise des dix mille ducats qu'il avait à Naples entre les mains du marquis de Saint-Arme, afin que, suivant cet ordre, il lui fit tenir dix mille ducats. Il prit congé de l'évêque, qui le voulut honnorer et conduire jusqu'à la porte de sa maide son; mais Fava le pria de ne point passer outre, crainte que cette cérémonie ne le fit reconnaitre pour ce qu'il était. Un des anciens domestiques de l'évêque de Concordia, nommé D. Martin, arrivant sur ce départ, soit qu'il le dit comme il le pensait, ou qu'il eût ouï parler Fava, et qu'il fût bien aise d'en compter à son maitre, dit à l'évêque de Concordia, qu'il avait vu cet homme à Rome habillé en évêque. Si l'évêque de Concordia eût eu quelque soupçon de la qualité de Fava, il l'eût perdu par ce témoignage que lui en donnait D.

Martin.

Fava, suivant ce qu'il avait fait entendre à l'évêque, feint d'avoir écrit, et laisse passer dix jours, qui était le tems qu'il fallait mettre pour aller de Padoue à Naples, et de retourner de Naples à Venise, et. au bout de ce tems remet à Octavien Oliva, l'un des frères de sa femme, qu'il avait mené avec lui, un paquet de

lettres, afin de l'aller porter (comme, courier venant de Naples) à Venise, en la maison d'Ange Bossa, marchand et banquier, oncle et correspondant d'Alexandre Bossa, banquier, demeurant à Naples.

Le paquet est rendu par Octavien Oliva à Ange Bossa, qui trouve dedans une lettre à lui adressée de la part d'Alexandre Bossa, et un autre paquet de trois lettres qui venaient du marquis de Saint-Arme, et s'adressaient, l'une à l'évêque de Venafry, l'autre à l'évêque de Concordia, et la dernière à Antoine Bertoloni. Ce paquet de trois lettres est envoyé par Ange Bossa à l'évêque de Concordia. L'évêque de Concordia ayant vu sa lettre, manda le faux évêque de Venafry lui rendit la sienne, et fit pareillement tenir à Venise celle d'Antoine Bertoloni, avec un avis qu'il lui donnait de cette affaire, non pas qu'il lui dit que celui pour qui il avait à recevoir les dix mille ducats, fut l'évêque de Venafry, ni la cause pour laquelle le négoce ce traitait de cette façon ; mais simplement le priait de recevoir cette somme pour un prélat de ses amis, lorsqu'on lui enverrait la lettre de change pour en faire ce qu'il lui dirait après.

Toutes les quatre lettres étaient des fausses lettres que Fava avait écrites; savoir, celle d'Alexandre Bossa, sur le papier acheté à Ancone, et cachetée du cachet même d'Alexandre Bossa, et celles du marquis de SaintArme, de papier, écriture et cachet à sa fantaisie.

Trois jours après ces lettres rendues, Fava suppose avoir reçu encore un autre paquet de cinq lettres; la première, la lettre de change qui était souscrite de François Bordelani, corespondant d'Alexandre Bossa; la se

conde, une lettre de créance d'Alexandre Bossa à Ange Bossa; les autres du même marquis de Saint-Arme à lui, évêque de Venafry, à l'évêque de Concordia et à Bertoloni. Ces cinq lettres étaient fausses, écrites et cachetées comme les autres.

La lettre à l'évêque de Concordia était telle : C'est pour vous faire entendre que selon celles que je vous écrivis il y a trois jours, j'ai compté les dix mille ducats que j'avois à M. l'évêque de Venafry, au banquier Alexandre Bossa, duquel j'ai tiré la lettre de change sous le nom du sieur Antoine Bertoloni ; j'envoie la lettre de change à M. l'évêque de Venafry, pour lequel je vous supplie de donner ordre qu'il y ait de tels diamans, perles et chaînes d'or qu'il vous fera entendre.

que

L'évêque de Concordia ayant vu ces lettres, conseille à Fava de prendre la peine d'aller lui-même à Venise pour se faire faire son paiement, parce que peut-être un autre ne prendrait pas des diamans, perles et chaînes d'or selon son affection; et qu'entre Padoue et Venise il y avait fort peu de danger d'être reconnu, d'autant le voyage se fait par eau en une barque couverte. Fava craignait d'aller à Venise où il pouvait être reconnu ; mais persuadé par l'évêque de Concordia, il se résolut à faire le voyage, et pour cet effet prit les lettres de crédit de l'évêque de Concordia vers Bertoloni. Dès qu'il fut arrivé à Venise, accompagné de JeanPierre Oliva, un autre frère de sa femme, qu'il faisait passer pour un de ses domestiques, il alla saluer Bertoloni et lui présenta la lettre de l'évêque de Concordia.

Bertoloni reçoit Fava, le loge en sa maison, lui rend

ce qu'il doit à un prélat qui lui est extrêmement recommandé, prend de lui la lettre de change, la présente à Ange Bossa qui l'accepte, et promet de lui payer dans le tems. Aussitôt Bertoloni ayant la parole d'Ange Bossa, s'empresse pour le paiement d'Ange Bossa, cherche chez tous les bijoutiers les plus beaux diamans, et les plus belles perles qui se puissent trouver, les fait porter chez lui pour les montrer à Fava, qui en prend en telle qualité et quantité qu'il lui plaît, et fait faire quelques chaînes d'or.

Ces chaînes d'or, perles et diamans sont achetés au gré de Fava par Bertoloni, qui les paie de ses deniers, et fait tous les frais nécessaires pour cet achat. Pendant six jours que dura cette affaire à chercher, marchander et acheter les diamans et les perles, et faire les chaînes d'or, ce fut une merveille de voir et d'entendre les actions et discours de Fava en la maison de Bertoloni : toujours quelques mots de l'Evangile en la bouche, et le plus souvent un bréviaire à la main, que pourtant il ne savait pas dire on ne vit jamais en apparence un prélat plus digne, plus religieux et plus dévot. Sa modestie, son air et sa conduite le faisaient respecter de tout le monde, et non-seulement ceux qui conversaient avec lui l'honoraient comme évêque, mais encore ceux qui n'y avaient aucun accès.

Bertoloni mangeant avec lui, le considérant d'assez près, pensa qu'il l'avait vu quelqu'autre fois, et lui dit confidemment : Seigneur illustrissime, il me semble avoir eu l'honneur de vous voir en quelqu'autre lieu. Fava prenant la parole, et le prévenant subtilement, répondit: Il me souvient aussi de vous avoir vu, et je vous di

rai où; ce fut, si je ne me trompe, chez M. le marquis de Plavisine, en sa maison sur la rivière de Salo, un jour que nous allâmes pécher des carpillons, et qu'il y avait avec nous une petite demoiselle de ses parentes, extrêmement jolie. Soit par rencontre, ou par quelque connaissance occulte qu'eût eu Fava de ce qu'il disait, il était vrai que Bertoloni avait été en la maison du marquis de Plavisine, et que ce qu'il comptait s'y était passé ; mais il n'était pas vrai que Fava y eût été, et toutefois il compta si particulièrement cette rencontre supposée, que Bertoloni la crut vraie, et fut contraint de dire : Oui, c'est-là que j'ai eu l'honneur de voir votre seigneurie illustrissime.

Tels furent les discours et la conduite de Fava pendant les six jours qu'il demeura à Venise chez Bertoloni. De dire en détail les autres particularités qui firent remarquer son jugement, son esprit et son expérience, il serait trop long: il suffit de dire que pendant ce tems. on le crut universel, non-seulement dans les sciences humaines et divines, mais aussi en la connaissance de toutes les affaires et secrets du monde, ce qui faisait que Bertoloni l'honorait et affectionnait, d'autant plus qu'il croyait que son mérite correspondait à sa qualité; et toutefois, lorsqu'il fut question de lui livrer les sequins, diarnans, perles, etc., Bertholoni, homme très-avisé, et principalement en ce qui regardait la marchandise et la banque, ayant été nourris pendant près de trente ans parmi les marchands banquiers de Venise, voyant que la lettre de recommandation de l'évêque de Concordia portait seulement qu'il se fit payer du contenu en la

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