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ce seul secours, les hommes ont agi, expérimenté, créé une mémoire commune à tous; ils ont produit avant toute science ce qui paraît le comble de la science, une société ; ils ont accumulé d'immenses matériaux et c'est avec ceux-ci ou par l'observation de ce qui avait été fait pour les acquérir, que plus tard les savans ont formulé des méthodes, et classé les spécialités. En un mot la morale est contemporaine de l'humanité; et l'humanité est antérieure à toutes ses

œuvres.

On demandera comment la morale peut devenir un criterium et une méthode. Pour répondre il suffit d'observer nos propres manières d'agir, même dans des circonstances minimes. Nous portons tous en nous le secret de la question que l'on nous fait. Nous convertissons la morale en criterium toutes les fois que nous prononçons sur les inconnues en concluant des règles qu'elle nous impose. Nous la convertissons en méthode d'invention toutes les fois que nous déduisons de l'un des préceptes qui y sont contenus, la série des actes qui sont subordonnés, et que nous en tirons la conséquence que les objets et les moyens de ces actes existent dans le monde extérieur brut ou vivant. Nous la convertissons en méthode de vérification, toutes les fois qu'une conception théorique nous étant donnée, nous en déduisons les conséquences pratiques, et que

comparant cette pratique aux prescriptions morales, nous prononçons que cette dernière y est conforme ou contraire.

Il n'y a pour l'homme que trois positions spirituelles ou sociales possibles : celle du but auquel il croit et qu'il désire; celle du raisonnement par lequel il conclut à l'acte conforme au but; celle de l'action elle-même ou de la pratique. L'homme qui n'est point dans l'une de ces trois positions, n'est plus un être social; c'est un individu dégradé, inférieur à la bête et de moindre prix qu'elle; car il est sorti de sa fonction, tandis que celle-ci accomplit la sienne; n'ayant, d'ailleurs, rien de plus élevé que la bête, livré aux instincts de sa nature animale, courant à sa femelle et à sa proie, soignant ou négligeant ses petits, s'éveillant, s'endormant, se colérant, selon que les appétits de la chair ou s'éveillent ou s'endorment; brute qui n'est capable de quelque chose que pour elle-même. Or, cette vile matière, ce misérable troupeau, n'a jamais été rien dans l'humanité, elle n'a rien produit, rien laissé; car qui ne pense qu'à lui, meurt tout entier. Il est question ici de ceux-là seulement qui ont pris une part dans les choses appartenant à la tradition humaine. Examinons ces trois positions de l'homme, d'une manière générale, et voyons comment chacune d'elles a pour principe et pour juge la morale.

L'homme, s'il n'est une brute, a toujours un but. Seulement ce but est individuel, ou social. Dans le premier cas il est hors de la certitude, il agit nécessairement contre elle; car la grande certitude formulée et instituée par la morale, c'est qu'il est né pour être en relation avec ses semblables. Dans le second cas, il est placé au point de vue du but social ou de l'une des spécialités de ce but. Or, alors quelle autre loi le gouverne que la morale? celle-ci n'est-elle pas en effet la loi générale des rapports des hommes entre eux?

Pour passer du but à la pratique, il faut nécessairement franchir un intermédiaire, celui du raisonnement, par lequel on proportionne ses actions à la fin que l'on veut obtenir. Le raisonnement peut avoir pour fin seulement un intérêt individuel; dans ce cas, il conclut tout au plus à une expérience personnelle qui ne tarde pas à disparaître avec son auteur. Le raisonnement entrepris dans une vue sociale, est le seul qui pnisse profiter à tous et qui soit de nature à être conservé. C'est cette espèce de raisonnement qui engendre la science; or, la science est de nulle valeur si elle ne conclut pas à une pratique : chaque connaissance dont elle est composée, a donc été jugée par une pratique; autrement elle n'aurait point été conservée, et la tradition l'eût négligée. Or, quel est le criterium de la pra

tique? N'est-ce pas le but, ou la morale; et par conséquent le juge et la loi générale de la science peut-il être autre chose que la morale? Telle a donc été la méthode de l'humanité. De la loi morale elle a conclu à une pratique; pour atteindre à la pratique, elle a raisonné, et de là engendré la science. La science elle-même a été vérifiée par la pratique, et la pratique par la morale; en sorte que l'on peut dire, que la loi morale est le commencement et la fin de toutes les choses humaines. La morale est donc la vérité universelle, absolue de ce monde, toujours présente, toujours sensible, indépendante du temps et des hommes, séparée de Dieu même qui l'a donnée.

D'après ces préliminaires, nos lecteurs savent quel est le résultat que nous nous proposons d'atteindre dans cette première section de notre logique; ils savent quelle est la certitude, quel est le criterium dont nous voulons démontrer la légitimité et les usages. Ils aperçoivent, sans doute, déjà quelles objections nous avons à résoudre, et quels préjugés nous avons à vaincre. En effet, avant nous, toutes les écoles philosophiques ont uniformément enseigné que criterium de la vérité était de l'ordre scientifique ou rationnel.

le

En proclamant, il y a quelques années, que le criterium était au contraire de l'ordre pratique, nous nous sommes attendu qu'il serait généralement accepté par tous les hommes qui se livrent activement à la culture d'une science ou d'un art, par tous ceux qui s'occupent de questions politiques ou sociales; tous ceux enfin qui agissent, c'est-à-dire, par la très grande majorité. Mais nous avons craint qu'il ne fût généralement repoussé par ceux qui s'adonnent à la spéculation pure. Il s'est trouvé que nous ne nous sommes trompés, ni dans notre attente, ni dans nos craintes, quoique celles-ci fussent exagérées. Cependant, il nous a suffi presque toujours, jusqu'à présent, pour vaincre les répugnances, de développer les motifs et les usages du criterium que nous proposons. Mais, en ce lieu, nous ne pouvons borner notre travail à une simple exposition de ce genre. Il est nécessaire de prévoir les objections et les doutes; il est nécessaire de ne laisser, s'il est possible, aucun prétexte aux opinions opposées. Notre marche sera moins rapide et moins facile; mais aussi plus sûre. Nous ne pouvons apporter trop de soins pour hâter le moment où sera généralement adopté un principe qui nous semble le complément du catholicisme dans l'ordre philosophique et scientifique et de nature à étendre la souveraineté du Christianisme à toutes les espèces de questions.

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