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Hélas, les années qui ont passé, depuis le moment où Javelle nous apprenait à comprendre la montagne, ont vu bien des changements se produire dans le coin de terre où nous sommes. A l'époque dont nous parlions époque lointaine et fortunée nous logions à Salvan à l'auberge de l'Union. C'est là que, le soir, dans la grande cuisine à foyer, le vieux Joseph-Elie Coquoz faisait sortir les femmes pour nous conter des légendes, et aussi certaines histoi res dont la gaillarde saveur fait encore notre joie. Fins-Hauts, ce Fins-Hauts qu'on voit d'ici étaler sur la pente sa douzaine de grands hôtels à balcons, avait sa pinte, et guère plus. Les noms ont leur éloquence, et montrent bien la différence des temps. Cette pinte ne s'appelait pas Beau-Site, ni Mont-Fleuri, ni Terminus, mais tout simplement la Croix-Fédérale, et l'on y buvait du blanc de Martigny qui ne coûtait pas deux francs cinquante le litre... et qui les valait bien! Le Giétroz, où nous arrivons, était un de ces hameaux perdus, ignorés des cochers, des maîtres d'hôtel et des Sociétés de Développement, trois puissances que la montagne d'autrefois ne connaissait pas. Il ne percevait de la vie moderne que ce qu'il en pouvait voir et entendre du haut de son plateau verdoyant : le ruban de la route de Tête-Noire, de l'autre côté de la vallée, et le roulement lointain des voitures, entraînant vers Chamonix des voyageurs distraits et pressés. Aujourd'hui le Giétroz est « dans le train, » le Giétroz a un hôtel, deux hôtels, dont l'un est loué à un pensionnat, nous dit-on.

Comme une tare au milieu d'un beau visage, c'est la première chose qui nous frappe, à notre entrée au Giétroz, cette façade d'un rose vif, plantée au milieu de l'idyllique esplanade! Elle n'est ni à sa place, ni

dans la tradition du lieu; elle en dépare le charme agreste et en détruit la reposante intimité. Et, comme la laideur est contagieuse, le hameau trop voisin se voit contaminé; déjà des galeries neuves, certaines frises en bois découpé, sont vulgaires et sans grâce. Mais ce sont là détails négligeables encore, l'ensemble est toujours charmant, coloré, crânement campé, dans ces beaux tons chauds et sombres qu'exaltent la verdure et le soleil du Valais!

C'est plus bas, vers les quelques maisons de Châtelard-Village, que nous entrons dans le royaume des horreurs. Notre sensibilité s'est-elle aiguisée plus que de raison aux spectacles radieux d'hier et de ce matin, sommes-nous d'une partialité trop disposée à devenir intransigeante? Qui le dira? Mais ce chalet brun aux volets peints en bleu faux, en bleu de lessive; cette ligne ferrée enjolivée de poteaux électriques remplaçant la forêt fauchée; ce pont métallique et recta; ces débris oubliés; ces talus d'une maçonnerie impeccable...! Fuyons, passons le pont de l'Eau-Noire, qui, lui, a l'esprit d'être un pont de bois, et allons nous étendre au soleil, dans ce pré doucement incliné au bord de la route. De là, nous pourrons, il est vrai, mesurer de l'œil sur l'autre versant, les désastres causés par les travaux du Martigny-Châtelard; nous aurons la joie d'en médire en connaissance de cause, tout en exerçant d'autres ravages, aussi complets, mais légitimes, dans de savoureuses côtelettes et un appétissant saucisson! Il fait bon, dans ce pré, si bon... qu'on s'y endort! Hé là ! Il est deux heures, le soleil descend sur les Aiguilles Rouges. Debout! Les sacs sont légers, nous ferons halte encore à La Forclaz.

L'ombre envahit déjà la route de Trient. C'est un

délice de marcher dans cette fraîcheur, sous les cimes éclairées par la lumière du soir. Vers trois heures et demie nous voilà au Col, où un verre de vieux Vétroz, accompagné d'une tasse de thé (car nous avons la soif éclectique et ne voulons faire de peine à personne) sont les bienvenus.

Le soleil est couché quand nous descendons sur Martigny, à grandes enjambées, dans les prés ras, parmi les crocus d'automne que le premier gel a flétris. Les neiges de l'Oberland brillent encore de tout leur éclat au-dessus de la vallée du Rhône, où s'entassent les bleus glacés de la nuit. Au Fahy, à la Fontaine, les lampes s'allument aux fenêtres; et, quand nous entrons sous les grands châtaigniers des Râpes, l'obscurité est complète. On ne distingue presque plus la trace des pas dans l'herbe; mais nous, nous y voyons quand même; le sentier nous est connu, et cette lumière dorée dont nos yeux se sont emplis depuis deux jours suffit à nous guider encore jusqu'à la grand'route... et au tramway!

O. NICOLLIER,
Section de Jaman.

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