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AIGUILLE DU TRIOLET (Vue du Glacier de Pré de Bar)

notre soupe chaude et conversant intimément, nous admirons les champs de neige argentés par la lune et la noire silhouette des sommets découpant le ciel constellé. Seule, dans le grand silence, résonne la voix harmonieuse du torrent; la pensée monte vers l'infini, l'âme apaisée et confiante s'élève sans effort jusqu'à son Créateur.

Je croyais ne jamais revivre de pareils moments; lorsque là-bas, en Afrique, consumé par la fièvre, je rêvais à la montagne aimée, c'était pour lui dire adieu; du moins, je pensais ne la revoir que de loin. Aussi est-ce avec un sentiment intense de gratitude qu'adossé au granit, caressé par la brise glacée, je contemple la majesté de l'Alpe endormie dans la nuit

sereine.

Le froid devient mordant; nous nous blotissons sous notre rocher et, tandis que je me roule dans mon châle, mon ami se calfeutre avec une chemise de rechange comme couverture, sa corde comme édredon et des bas en guise de cache-nez. Le sommeil reste léger grâce à la fraîcheur des courants d'air et aux angles des pierres qui servent de matelas.

22 août. Nous nous réveillons absolument transis; mais une tasse de chocolat nous réchauffe et c'est avec entrain qu'à 4 1⁄2 h. nous quittons ce gite hospitalier. En une demi-heure nous sommes au col du Petit Ferret; de là, en contournant à droite les contreforts de l'arête orientale du Dolent, nous parvenons sur le glacier de Pré-de-Bar.

Quelle joie de revoir les profondes crevasses bleues et plus haut le grand cirque éblouissant dominé par la rangée de pics dont le fier profil se dessine sur l'azur foncé! A notre droite une large

épaule de glace s'arc-boute contre le sommet du Dolent: à gauche, plus loin, s'élève une immense paroi rocheuse saupoudrée de neige fraîche; c'est l'Aiguille du Triolet; elle dresse sa tête fauve bien au-dessus des pointes subalternes. Après avoir hésité un instant entre les deux cimes rivales, nous optons pour le Triolet qui nous promet une sérieuse escalade. Il s'agit de gravir plus de 500 mètres entièrement dans

le rocher.

Mais par où passer?

Tout en nous pommadant réciproquement, nous examinons cette muraille; il nous semble préférable d'aborder le sommet par la gauche. Notre plan d'attaque est bientôt arrêté et il correspond à peu de chose près au pointillé de la photographie, c'est-àdire au trajet parcouru.

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Vers 82 h. nous laissons nos sacs sur le glacier. Il faut tout d'abord atteindre la plaque de neige accrochée à mi-hauteur; mais nous sommes arrêtés au début par la rimaie béante qui défend l'approche de ces bastions. Pourtant nous découvrons un point faible; ayant enjambé ce fossé. nous escaladons un mur et nous nous engageons par une marche de flanc sur ces pentes abruptes.

Il n'y a rien de bien difficile, mais tout est en ruine; les roches disloquées se superposent en équilibre instable. Aussi, sous les feux du soleil matinal, l'artillerie se met en branle et la mitraille de tout calibre se précipite du haut des remparts: tantôt ce sont d'énormes blocs dont le choc ébranle la montagne, tantôt des cailloux dont les arêtes vives fendent l'air avec un sifflement tout à fait musical. Nous traversons une série de couloirs parallèles mais nous avons soin de profiter de tous les abris pour surveil

ler les hauteurs avant de franchir, aussi vite que possible, les espaces découverts. On croirait monter à l'assaut d'une « kopje » dont les Boers occupent la crête. Toutes ces alertes produisent une tension d'esprit fatigante, aussi sommes-nous heureux d'atteindre enfin par une grimpée un peu rude l'épaule rocheuse qui soutient le milieu de la plaque de neige. Dès lors les chutes de pierres sont finies.

Parvenus à ce point, nous essayons point, nous essayons de gagner à droite, en diagonale, l'angle supérieur de ce névé; mais bientôt l'inclinaison s'accentue et la glace couverte de neige fraîche est si dure à tailler que la position devient inconfortable. Il vaut mieux redescendre; nous suivons alors sur l'extrême rebord du rocher le côté horizontal de cette plaque que nous contournons ensuite à droite.

Plus haut, la pente générale se redresse, il s'agit d'une véritable varappée, mais le rocher est excellent; c'est du beau granit dont les rugosités fixent les clous du soulier; ça et là brillent des plaques de cristaux fumés.

Le but paraît si rapproché et nous avons un si bel élan qu'au lieu de faire le détour prévu (que nous aurons bien soin d'effectuer à la descente), nous remontons tout droit le couloir qui aboutit à l'échancrure près du sommet. Trouvant bientôt que le versant gauche de ce couloir est impraticable, nous le traversons pour grimper à droite, mais cela ne vaut guère mieux et certains passages avec la neige fraîche sont vraiment scabreux et nous font perdre du temps. Enfin par l'escalade de quelques beaux ressauts nous atteignons l'échancrure.

L'impression est saisissante : tout un monde de cimes neigeuses resplendissant au soleil nous appa

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