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intervention du destin qu'il lui attribuait pour origine.

Depuis leur séparation, chaque jour mon ami recevait. une lettre de la Côte d'Azur, une lettre bleue signée Milly, tracée d'une grosse écriture de stylo, régulière, avec de larges espaces entre les lignes. Et la complaisance avec laquelle Vincent me parla bientôt de Milly, de son étrange et doux regard, de son cœur ardent, de son savoir ample et varié, me le montrait épris autant qu'un homme peut l'être. Pourtant, bien mieux que de ces demi-aveux, j'ai souvenir aujourd'hui de petits faits que je remarquai à peine sur le moment et qui maintenant me paraissent parfois éclairer de je ne sais quelle trouble lumière les événements qui devaient bientôt se précipiter. Je n'en citerai qu'un exemple. Un soir, dans le jardin de la maison de santé, un domestique apporta devant moi à Vincent la quotidienne lettre bleue. Il la prit d'une main tremblante, ferma les yeux et resta ainsi un long moment, comme s'il hésitait à déchirer l'enveloppe. Je saisis alors un prétexte quelconque pour m'éloigner, mais il sourit avec amertume, et, m'obligeant à me rasseoir, il m'avoua qu'une appréhension inexplicable pour lui-même s'emparait de son esprit chaque fois qu'il avait à ouvrir une lettre de Milly, de même que, naguère, chaque fois qu'il s'en allait à sa rencontre en longeant les vergers de la côte de Garavan.

Le commencement d'octobre fut cette année-là d'une douceur et d'une pureté adorables, et les arbres étaient déjà presque entièrement dépouillés de leurs feuilles que nous nous attardions encore jusqu'au crépuscule dans le parc de la maison de santé. L'état de Vincent s'était assez visiblement amélioré, et le médecin lui avait permis de fixer son départ au 20 du mois. Mais le 15 mon ami ne reçut pas sa lettre quotidienne de Menton. Je le trouvai l'après-midi très nerveux. Le lendemain et le surlendemain, son état d'abattement devint extrême: la poste n'avait encore rien

apporté. Le 16, je fis part au médecin de ce qui se passait, et après avoir réfléchi un moment, il vint lui-même annoncer au malade qu'il pouvait maintenant retenir son sleeping pour ce soir-là sans inconvénient. Vincent me paraissait sous l'empire d'une tristesse si accablante que je lui offris de partir avec lui, ce qu'il accepta avec un élan affectueux qui me toucha. Cependant, diverses circonstances nous retinrent jusqu'au lendemain. Au moment où l'automobile se mettait en route, un petit télégraphiste arriva avec une dépêche pour Vincent. Elle était datée de Menton, 17 octobre, et ne contenait que quatre mots :

Maintenant, ami, revenez.

MILLY.

Vincent, qui l'avait ouverte avec cette appréhension que j'avais déjà plusieurs fois remarquée, la lut à haute voix puis la garda longtemps serrée dans ses mains jointes.Comme nous arrivions à la gare de Lyon, je vis qu'il la glissait dans la poche de gauche de son veston, sur son cœur.

Le train eut six heures de retard et ne nous déposa à la gare de Menton que le lendemain vers le soir. Le douanier était là, avec une limousine de louage. Vincent, las, fiévreux, grelottant, se blottit dans un coin et se laissa emmener sans un mot. Pourtant,la voiture roulait depuis un quart d'heure peut-être qu'il ouvrit les yeux, baissa la vitre de la portière, et, me désignant un point vague pour moi dans la demi-obscurité:

- Le cimetière, dit-il.

Couché sur un lit de fortune dans le cabinet de travail contigu à sa chambre, je l'entendis toute la nuit s'agiter et délirer. Aussi fus-je agréablement surpris, au petit matin, de le trouver sur pied, encore pâle et fiévreux, mais beaucoup mieux que je n'aurais osé l'espérer.

Nous restâmes à flâner jusque vers midi devant les parterres où la gloire des roses connaissait son déclin. Les plus pâles effeuillaient déjà leurs pétales flétris qui, par en

droits, couvraient le sol, tandis que d'autres érigeaient encore des corolles pourpres et vermeilles. Vincent montrait l'impatience et l'allégresse d'un enfant qui attend une joie depuis longtemps promise. Son esprit de ce matin-là, sa conversation, ses attitudes, je me les rappelle avec une précision douloureuse, ils étaient réellement d'un enfant. Et soudain, je le vis s'arrêter devant un groupe de rosiers nains, presque au fond du jardin. Il m'appela auprès de lui, et je reconnus les fleurs qu'il m'avait décrites en me parlant de sa première rencontre avec Milly, des roses qui avaient la couleur du sang pâle.

On a dû planter ces rosiers en mon absence, dit-il. Je ne les avais jamais vus. Ce soir, quand le douanier sera couché, il faudra que nous les arrachions.

Toute son animation était tombée. Il déjeuna sans appétit et me laissa en quittant la table pour aller s'enfermer dans sa chambre. Je l'en vis sortir vers trois heures, pâle et comme affaissé. Il me prit le bras et m'entraîna aussitôt.

Venez, me dit-il. Vous la connaitrez dès aujourd'hui. Cela vaut mieux ainsi... Et puis, j'ai peur, j'ai peur de je ne sais quoi...

Puis il se tut jusqu'à l'entrée du cimetière, et là, sembla encore hésiter, murmurant entre ses lèvres : « Comment vais-je la retrouver? »

Il m'avait si souvent décrit son coin de prédilection que je le reconnus de loin. Je vis les trois cyprès, la brèche du mur, et une pierre grise, tout à côté. Mais alors que nos regards cherchaient déjà, doucement profilée sur l'horizon doré, la silhouette de Milly, un affreux pressentiment, mieux qu'un pressentiment, une certitude s'empara de mon esprit. Je serrai sous mon bras le bras tremblant de Vincent.

Attendez, dis-je, attendez un peu. Il me semble que... Mais il était déjà avec moi dans l'ombre funèbre des trois cyprès. Ce que j'avais deviné de loin à de vagues indices, la terre fraîchement remuée, le gazon enlevé par places, une corde au bord du chemin, devenait maintenant

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réalité sous nos yeux. Sur la pierre grise, un nouveau prénom était gravé de la veille:

MILLY 1896-1921

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Ce qui se passa ensuite est très simple. Vincent, avec un calme inconcevable, m'entraîna hors du cimetière. Nous regagnâmes presque en courant la villa, et,munis chacun d'un sécateur, nous nous mîmes à cueillir les plus belles roses. -Les rouges, ne prends que les rouges, celles qui lui ressemblent, criait Vincent, me tutoyant pour la première fois de sa vie. Et il répétait avec un sourire navrant, qui avait l'air d'une grimace:

- Ma belle rose rouge! Ma belle rose rouge! Ma belle rose rouge!

Son exaltation m'inquiétait, mais comme elle semblait lui ôter toute conscience de sa douleur, je ne tentai point de le calmer. Il continua encore un moment de fourrager parmi les arbustes, àquelques pas devant moi. Et tout à coup je le vis s'arrêter, devenir plus pâle et porter les mains à sa poitrine. Il tomba à genoux, puis s'affaissa sur le côté. Un flot de sang jaillit de ses lèvres. Quand nous l'eûmes étendu sur le lit, le douanier et moi, nous comprimes que tout était fini. Ses mains et son visage étaient couverts d'une sueur glacée. J'arrachai son col, j'écartai ses vêtements, et une petite chose ronde tinta en glissant sur le sol, tandis que, posant l'oreille à la place du cœur, j'essayais en vain d'y surprendre encore un indice de vie. Comme je me relevais, le douanier me passa la petite choze ronde, une miniature cerclée d'or, qu'une étoile de sang couvrait presque tout entière.

Ainsi est mort Vincent Harvel. Il repose au vieux cimetière de Menton, dans le coin qu'il affectionnait, au pied des trois cyprès où le rencontra la déléguée du Destin. J'ai laissé sur son cœur, sous l'étoile de sang qui la couvre, l'image à jamais mystérieuse de la Rose rouge.

ÉMILE SEDEYN.

UNE PAGE SUR LE PRINTEMPS

POÈME A DEUX VOIX

- Du fond des pourritures de la Terre,

Voici donc encore un printemps qui s'éploie...!

Des oiseaux naissent

à la face du sol,

Des blancheurs des vieux os...

Des sourires sont sortis,

Errant sur des bouches très bleues,

Des chairs décomposées

Des Morts qu'on a le plus aimés!

- Des forêts d'émeraude ont grimpé du sol! On sent Qu'on va devoir entrer dans la forêt...!

Nous qui, comme toute la terre,

Avons l'âme, vraiment,

Composée

D'une pourriture infinie..!

Des bras bleus, aux bracelets de nuées, se posent (Douceurs d'oiseaux immatériels ! et non encore formés) Sur l'ossuaire d'un jour qu'était mon cœur couché...! ... Les émeraudes vives, que sont

Sur le sol alourdi,

Les bois ensoleillés,

Jettent en moi

hélas!

Des graines infinies d'un oubli dont la fleur

Est une joie!...

- Et les bois disparaissent au sein du bleu de l'air Comme en des bagues immenses!

Un oiseau suit,

D'une aile rapide,

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