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de fon fiecle & du nôtre, dont cependant les trois quarts font dans une langue qu'on ne parle plus. Ce n'eft pas la faute du traducteur, c'eft le fort de toutes les langues vivantes; elles ne font que paffer. Quand on voit les changemens qui arrivent à ce qu'il y a de plus fort & de plus folide dans la nature, peut-on espérer que la beauté d'une langue fubfiftera toûjours, & que la grace des mots fera à l'épreuve des fiecles? Il faut donc s'oppofer à ce torrent des chofes humaines, en renouvellant celles qui peuvent être utiles, & que le tems fe hâte de nous ravir,

Mais, dit on, ce vieux langage donne à ces Vies de Plutarque la même force que le tems donne quelquefois à des tableaux, dont il releve la beauté, & fait qu'on prendroit prefque pour des originaux de fimples copies. Ce n'eft-là qu'une illufion. Le tems peut bien adoucir ou rembrunir les teintes ou le coloris d'un tableau, & le rendre plus naturel, & par conféquent plus parfait; mais il ne peut que gâter une langue vivante, parce que la beauté des langues vivantes confifte toûjours dans la nouveauté & dans la grace de l'usage. D'ailleurs quand

on

on regarde Amiot comme traducteur de Plutarque, cette idée d'original s'évanouit. Quelle malheureuse condition ne feroit-ce point pour nous & pour les grands hommes dont Plutarque a écrit les vies, que la langue d'Amiot fût devenue la langue dont il faudroit fe fervir toutes les fois qu'on parleroit de leurs actions? Il n'eft pas mal-aifé de ruiner cette imagination par un exemple fenfible. Plutarque & Quinte. Curce ont écrit la vie d'Alexandre; Amiot a traduit celle de Plutarque, & Vaugelas celle de Quinte-Curce. Quoiqu'il y ait une grande différence entre celle de Quinte-Curce & celle de Plutarque, & que celle-ci foit infiniment fupérieure à l'autre, & que d'ailleurs dans le ftyle de Vaugelas il y ait beaucoup de phrafes qui ont vieilli, quantité d'autres qui font ou baffes ou familieres, & des fautes même contre l'original, cependant il n'y a perfonne qui ne life cette vie avec plus de plaifir dans la langue de Vaugelas, que dans celle d'Amiot, & par conféquent cette derniere n'eft pas néceffairement confacrée à écrire les Vies de ces Hommes Illuftres.

Ce vieux langage n'eft

pas feulement

obfcur

obfcur & defagréable, il eft encore dangereux pour les mœurs, en ce qu'il peint Les chofes d'une maniere trop libre, & qu'il s'y trouve quelques termes qui ont aujourd'hui une fignification peu honnête, qu'ils n'avoient pas du tems d'Amiot.

Mais quand il n'y auroit d'autre danger que de corrompre le langage des jeunes gens, il feroit toûjours d'une extrême néceffité de leur donner ce thréfor fous une autre forme; car ils perdront toûjours plus qu'ils ne gagneront, fi dans leurs études on leur laiffe négliger leur langue, qui étant une des principales parties, & le fondement même de l'éloquence, doit être cultivée avec beaucoup de foin. On ne fauroit commencer de trop bonne heure à leur en faire connoître la pureté, l'élégance & la délicateffe. Quintilien veut qu'on donne aux enfans qui font à la mammelle, des nourrices qui parlent purement. A plus forte raifon quand ils font dans un âge plus avancé, doit on ne leur mettre entre les mains que des livres qui foient purement écrits. Pourquoi les accoûtumer à un langage qu'ils doivent defapprendre, ou qu'ils ne doivent pas parler?

On

On m'a auffi objecté le peu d'honneur qui peut me revenir d'une entreprise déjà faite avec beaucoup de fuccès, & cette objection n'a rien de folide. En matiere d'ouvrages, la gloire doit toûjours se mefurer par l'utilité que les hommes en recevront. Celui-ci fera affez glorieux pour moi, s'il leur eft utile. Cependant comme il n'y a rien de plus mortifiant ni de plus capable d'abattre le courage & l'efprit, que de n'ofer efpérer de plaire aux gens du premier ordre, j'avoue que j'aurois été rebuté de ce travail, s'il n'y avoit eu dans la traduction d'Amiot que le vieux langage à reprendre; mais je prendrai la liberté de dire qu'il y a de grandes obfcurités ; je dirai même, puifque d'autres l'ont déjà dit, qu'il y a beaucoup de fautes. Véritablement il y en a moins qu'on n'en devoit attendre de la longueur & de la difficulté de l'ouvrage, & du tems où il a été fait, c'est-à-dire du tems où les lettres ne faifoient que de renaître; mais il y en a qui méritent d'être corrigées, & il eft certain, au jugement des fages, qu'il n'eft pas moins glorieux de corriger ce qui eft mauvais, que de donner le premier ce qui eft bon; car c'eft l'effet de la même intelligence.

D'ailleurs

D'ailleurs c'eft ici un deffein tout différent de celui d'Amiot. Ce grand homme s'eft contenté de donner une fimple traduction, & j'y ajoûte des remarques où je me fuis propofé d'expliquer tout ce qui mérite d'être éclairci, & qui doit néceffairement arrêter un lecteur peu inftruit de l'antiquité, qui lit avec jugement, & qui veut entendre ce qu'il lit & profiter de fa lecture; & c'est ce qu'on n'a pas encore fait. Il y a peu de gens qui ce travail ne fût utile, fi l'on s'en étoit bien acquitté. Il le feroit du-moins aux enfans, qui à dix ans pourroient avoir lu Plutarque & avoir acquis une partie des connoiffances qui leur font né ceffaires pour la fuite de leurs études, dont le fuccès dépend de ce fondement.

à

Je fai bien que parmi les partifans d'A miot il y en a quelques-uns, qui nonfeulement foûtiennent fa traduction, mais qui prétendent même que Plutarque n'a pas befoin de remarques pour être entendu; & il n'y a rien de plus infoûtenable. Je fuis bien perfuadé que les remarques font inutiles aux fçavans; mais il y a tant de lecteurs qui ne le font pas, pourquoi les priver de ce qui peut les inftruire? Il y a dans Plutarque une infinité de chofes

que

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