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Plutarque a feul cet avantage, qu'à la vérité de l'histoire il joint tous les agrémens qu'on croyoit que la fable feule pouvoit fournir, & que fes narrations font animées par-tout des préceptes de la plus haute philofophie, qu'il humanife, s'il eft permis de parler ainfi, & dont il fe fert très-à-propos pour rendre générales des actions particulieres, afin qu'elles conviennent à tout le monde & que tout le monde puiffe en profiter. Il ne nous peint pas feulement les hommes tels qu'ils font dans le public, ce n'eft les montrer que d'une maniere trèsimparfaite; il nous les fait voir tels qu'ils font dans le particulier, où ils ne different point d'eux-mêmes, & où par conféquent ils font plus près de nous, & c'est ce qu'il y a de plus utile; car par-là nous voyons leurs mœurs, leurs paffions, enfin toutes leurs inclinations à nud, & nous pouvons démêler la vérité d'avec le mafque & l'apparence, & diftinguer ce qui eft proprement à eux, de ce que la fortune leur prête. Si Plutarque ne nous avoit donné que les vies des grands hommes qui nous font inconnus, & dont nous n'avons que ce qu'il en a écrit, nous l'admirerions fans voir encore tou

tes

tes les merveilles de fon art, & toute l'étendue de fon génie; mais il nous fait connoître ceux dont l'antiquité a le plus parlé, dont nous avons les plus beaux ouvrages, en un mot ceux que nous connoiffions; & voilà ce qui me paroît le plus admirable. Auffi ne craindrai - je point de dire, dût-on m'accufer de m'exprimer trop poétiquement dans une préface, que fi l'on compare fes Vies avec celles qu'on a faites avant & après lui on y trouvera la même différence qui étoit entre la ftatue miraculeufe de Pygmalion, & celles de tous les autres Sculp teurs: ces dernieres paroiffent vivantes, & l'autre l'étoit. Tout eft vivant de même dans Plutarque; ce ne font pas des hiftoires qu'on lit, ce font ces grands hommes même qu'on voit & qui parlent.

L'excellence de cet Ouvrage, & l'utilité dont il eft, m'ont excité à en entreprendre une nouvelle traduction, perfuadé que dans ce genre on ne fauroit rendre au public un plus grand fervice. Mais avant que de m'engager dans un travail fi difficile & fi long, je crus qu'il falloit éprouver fon goût par l'effai d'un volume, afin que, s'il en étoit content j'en euffe plus de courage pour continuer,

& s'il ne l'étoit pas, que je m'épargnaffe une peine inutile, & que je tournaffe ailleurs mes études & mon application. C'est ce que je fis il y a plus de 25 ans en donnant les fix premieres vies. Il me parut bientôt que les gens de bon goût n'avoient pas defapprouvé mon travail & qu'ils en demandoient la fuite. C'eft ce que j'ai fait. Je n'ai épargné ni foin ni peine pendant plufieurs années pour rendre cet Ouvrage plus agréable & plus utile qu'il ne l'a été jufqu'ici, & j'ai lieu d'efpérer que mes efforts ne feront pas vains. Le public auroit été plûtôt obéi, fi je ne m'étois trouvé indispensablement obligé d'interrompre mon travail pour donner d'autres ouvrages. C'eft ce qui a retardé l'exécution de ce grand deffein.

Toutes les oppofitions & toutes les contradictions que cette traduction aura à effuyer de la part de ceux qui admirent celle d'Amiot dans les endroits mêmes qu'ils n'entendent point, me font connues, & j'y ai fouvent répondu. Mais j'aimerois bien mieux laiffer découvrir mes raisons à ceux qui prendront la peine de conférer mon Ouvrage avec celui de ce grand homme, que de les étaler

dans

dans une préface, où la modeftie perfua
de peu,
& où la moindre liberté offense
tout le monde. Cependant de peur qu'on
ne me condamne fans m'entendre, voici
une petite apologie, ou plûtôt la justifi-
cation de ce nouveau travail.

Je fuis bien éloigné de vouloir rabaiffer le mérite de la traduction d'Amiot; parmi fes plus zelés partifans, il n'y en a point qui lui rende plus de juftice. Le génie de notre langue lui a été parfaitement connu; il a des phrases très-naturelles & très-françoises, & un tour trèspropre & très-élégant. Je dirai même qu'il eft le premier qui ait fenti combien notre langue étoit capable de nombre & d'harmonie. La plus grande marque de la force & de la beauté de fon ftyle, c'eft que tous les efforts du tems, c'eftà-dire une infinité de vieux mots, & beaucoup de phrafes qui ne font plus d'usage, n'empêchent pas qu'il n'ait encore de la grace & qu'il ne conserve en beaucoup de chofes toute la fleur de la nouveauté. On peut dire de fa maniere d'écrire, ce que Térence dit d'une belle perfonne qu'on avoit trouvée avec de méchans habits, & dans un état fort négligé :

Ni

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*Ni vis boni

In ipfa ineffet forma, hæc formam extinguerent. «Si elle n'avoit eu un fonds de beauté à » ne rien craindre, tant de chofes fi def>> avantageufes n'auroient pas manqué » de l'éteindre & de l'effacer ». Mais il ne faut pas paffer ces bornes; car de louer ce ftyle dans ce qu'il a de trop négligé, de vieux, & d'entierement hors d'ufage c'eft tomber presque dans l'entêtement de ceux, dont Horace parle, qui trop amoureux du vieux langage, juroient que les Mufes même avoient dicté fur le mont d'Albe les loix des douze tables les livres des pontifes, & les antiques volumes des devins, qui n'étoient prefque plus intelligibles.

En effet il y a plus de cinquante ans qu'un des plus grands admirateurs d'Amiot, & un des meilleurs juges que la France ait eus fur ces matieres, a avoué que la moitié de fes phrafes & de fes expreffions n'étoient plus françoifes, & qu'on ne pouvoit plus s'en fervir. Depuis cinquante ans on a retranché encore une grande partie de cette autre moitié : ainfi voilà une traduction qui a mérité l'estime

Phorm. A&t. 1. sc. 2.

de

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