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et les Deux Chèvres qui, traversant un ruisseau sur une planche étroite et ne voulant pas céder les honneurs du pas, tombent toutes les deux dans l'eau! et les Deux Anes' qui se félicitent l'un l'autre de la beauté de leur voix, qui trouvent que leur temps est venu de parler, à condition qu'au préalable ils feront taire l'homme !

Les humains sont plaisants de prétendre exceller
Par-dessus nous! Non, non; c'est à nous de parler,
A leurs orateurs de se taire.

La Fontaine est infatigable dans la guerre qu'il fait à la vanité; il ne lui laisse aucune excuse. Voici, par exemple, le pot de fer qui propose au pot de terre de faire ensemble un voyage. Le pot de terre est sage, et il refuse d'abord; mais quoi ! Le pot de fer est bon prince: « Allons donc, mon cher, quel scrupule est-ce là? Croyez-vous que je ne sache pas bien que nous sommes tous égaux? Ne datons-nous pas tous de 89 ? Me prenez-vous pour un prince d'ancienne date? Venez avec moi. » Comment résister à de pareilles prévenances? Ajoutez-y le plaisir secret que trouve la vanité à se mettre de pair avec plus grand que soi. « Je ne suis qu'un roturier, nous disons-nous tout bas, et me voilà de pair à compagnon avec un prince. C'est lui qui m'appelle, c'est lui qui me cherche : il y aurait de l'or

Liv. XI, fable v.

gueil à le refuser. » Pour ne pas être coupable d'orgueil, la vanité cède; et voilà la camaraderie qui commence de la plus charmante manière : le prince tutoie et se laisse tutoyer. C'est l'égalité parfaite. Seulement, comme l'un en prend plus que l'autre au fond n'en donne, il arrive un jour que tout change. Voltaire quitte SansSouci, où Frédéric l'avait invité, et revient en maudissant celui qu'il appelle Busiris au retour, et qu'il appelait le Salomon du Nord au départ; c'est l'histoire du voyage des deux pots:

Le pot de terre en souffre; il n'eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,

Sans qu'il eût lieu de se plaindre.

Ne nous associons qu'avecque nos égaux;
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d'un de ces pots 1.

La présomption est voisine de la vanité; c'en est une des formes les plus communes. La Fontaine l'a mise en action de la manière la plus plaisante dans la fable de l'Ours et les deux Compagnons. Il n'a pas, du reste, cette fois plus que les autres, le mérite de l'invention du sujet. Voici ce que raconte Com

mines :

« Le roi Louis XI avait envoyé à l'empereur Frédéric III un ambassadeur pour lui proposer de s'unir contre le duc de Bourgogne, dont la puissance crois

Liv. V, fable 1.

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sante inquiétait à la fois la France et l'Allemagne. Louis XI proposait à l'Empereur « qu'ils s'assurassent <«< bien l'un de l'autre, de ne faire paix ni trêve l'un << sans l'autre, et que l'Empereur prît toutes les sei<< gneuries que ledit duc tenait de l'Empire, et qui par << raison en devaient être tenues, et qu'il les fît décla«rer confisquées à lui; et que le roi prendrait celles << qui étaient tenues de la couronne de France, comme « Flandre, Artois, Bourgogne et plusieurs autres. Com<< bien que cet empereur eût été toute sa vie homme « de très-peu de vertu, il était bien entendu, et, pour <«<le long temps qu'il avait vécu, il avait beaucoup «< d'expérience; et puis, ces partis d'entre nous et lui << avaient beaucoup duré; par quoi il était las de la << guerre, combien qu'elle ne lui coûtât rien; car tous << ses seigneurs d'Allemagne y étaient à leurs dépens, «< comme il est de coutume, quand il touche le fait de << l'Empire. >>

<< Ledit empereur répondit aux ambassadeurs du roi : « Qu'auprès d'une ville d'Allemagne y avait un « grand ours, qui faisait beaucoup de mal. Trois com«pagnons de ladite ville, qui hantaient les tavernes, << vinrent à un tavernier à qui ils devaient, prier qu'il « leur accordât encore un écot et qu'avant deux jours « le payeraient du tout, car ils prendraient cet ours « qui faisait tant de mal et dont la peau valait beau« coup d'argent, sans les présents qui leur seraient

« faits et donnés des bonnes gens. Ledit hôte ac«< complit leur demande, et, quand ils eurent dîné, ils « allèrent au lieu où hantait cet ours, et, comme ils <«< approchèrent de la caverne, ils le trouvèrent plus « près d'eux qu'ils ne pensaient. Ils eurent peur et sé « mirent en fuite. L'un gagna un arbre, l'autre fuit « vers la ville; le troisième, l'ours le prit et le foula « fort sous lui en lui approchant le museau fort près « de l'oreille. Le pauvre homme était couché tout plat << contre terre et faisait le mort. Or cette bête est de « telle nature, que ce qu'elle tient, soit homme ou « bête, quand elle le voit qui ne se remuc pas, elle le « laisse là, croyant qu'il est mort. Et ainsi ledit ours. « laissa ce pauvre homme sans lui faire guère de mal, « et se retira en sa caverne. Quand le pauvre homme « se vit délivré, il se leva et tira vers la ville. Son com<< pagnon qui était sur l'arbre, lequel avait vu ce mys<< tère, descend, court et crie après l'autre qui allait « devant, qu'il attendît; lequel se retourna et l'atten<< dit. Quand ils furent joints, celui qui avait été des« sus l'arbre demanda à son compagnon, par ser«ment, ce que l'ours lui avait dit en conseil, qui si a longtemps lui avait tenu le museau contre l'oreille. « A quoi son compagnon lui répondit : Il me disait « que jamais je ne marchandasse de la peau de l'ours, << jusqu'à ce que la bête fût morte. »

<< Et avec cette fable l'empereur paya notre roi, sans

faire autre réponse à son, homme, sinon en conseil, comme s'il voulait dire « Venez ici, comme vous << avez promis, et tuons cet homme, si nous pouvons, « et puis partageons ses biens'. »

La Fontaine n'a eu qu'à traduire. Il a ajouté seulement, en vrai poëte comique, tout ce qui met le mieux en relief la présomption des deux compagnons.

Deux compagnons, pressés d'argent,

A leur voisin fourreur vendirent

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Mais qu'ils tueraient bientôt, du moins à ce qu'ils dirent.
C'était le roi des ours, au compte de ces gens.
Le marchand à sa peau devait faire fortune;
Elle garantirait des froids les plus cuisants;
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu'une.
Dindenaut prisait moins ses moutons qu'eux leur ours:
Leur, à leur compte, et non à celui de la bête3.

Les deux compagnons ne doutaient pas qu'ils ne tuassent l'ours et qu'ils n'eussent sa peau. Et qui donc doute de la réussite de ses projets et de ses spéculations? La laitière doute-t-elle de la vente de son lait, et de l'achat du cochon, de la vache et du veau?

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé sur un coussinet,

Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,

1 Mémoires de Commines, liv. IV, ch. 1.

2 Marchand de moutons dans le Pantagruel de Rabelais. 3 Liv. V, sable xx.

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