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Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons;
Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes :
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes 1.

La Fontaine n'a pas mis en scène l'histoire naturelle, mais l'histoire morale. Voici l'âne qui passe gravement, portant des reliques, et tout le monde le salue. L'âne prend pour lui ses hommages. Quelqu'un l'avertit :

Ce n'est pas vous : c'est l'idole

A qui cet honneur se rend.

Ce quelqu'un est assurément un mal-appris : pourquoi détromper l'âne? pourquoi lui ôter l'illusion qui faisait son bonheur? De plus, j'y trouve un inconvénient : l'âne dorénavant portera moins bien les reliques; il aura l'air moins grave et moins solennel. Il faut croire en ce monde aux reliques qu'on porte. Il y a cependant aussi un autre inconvénient, c'est d'y trop croire, ou plutôt de croire en soi-même à cause des reliques qu'on porte. Faut-il un exemple? Nous avons relevé le principe d'autorité, qui était tombé par terre, et nous avons eu raison; nous le portons avec révérence, et en cela encore nous avons raison. Mais ne croyons pas que ce principe puisse rendre vénérables et sacrés tous ceux qui le portent. Sans cela, gare à la table de l'âne qui porte des reliques!

Dédicace à Mgr le Dauphin.

Souvent il y a plusieurs défauts ou plusieurs hommes raillés sous la figure d'un seul animal: le lion ou l'aigle, par exemple, suffit à peindre toutes les sortes d'orgueils, de fiertés, de duretés instinctives et presque involontaires, qui sont propres aux princes. Quelle définition de l'égoïsme des rois que ces mots adressés à l'aigle par le hibou !

Comme vous êtes roi, vous ne considérez

Qui ni quoi rois et dieux mettent, quoi qu'on leur die,
Tout en même catégorie 1.

L'aigle lui-même sait mieux que personne peindre les ennuis de la royauté, et qui sont le rachat du souverain pouvoir. Qui ne se souvient de l'admirable description que madame de Maintenon, dans ses Conversations, fait de l'ennui de Versailles?

Si le maître des dieux assez souvent s'ennuie,

dit l'aigle,

Lui qui gouverne l'univers,

J'en puis bien faire autant, moi qu'on sait qui le sers &

Avec le léopard, le fabuliste peint les habits brodés :

Combien de grands seigneurs, au léopard semblables,

N'ont que l'habit pour tout talent!

1 Liv. V, f XVIII. 2 Liv. XII, f. 11. 3 Liv. IX, f. III.

Mais comme ils le portent! avec quelle élégance! avec quelle souplesse! Et peu importe que la forme ou la couleur de l'habit vienne à changer; peu importe même que l'habit devienne une carmagnole ou une blouse. Ils porteront la carmagnole, la blouse ou l'habit doré avec le même air de satisfaction: ne sont-ils pas de la cour?

Je définis la cour un pays où les gens,

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,

Sont ce qu'il plaît au prince, ou, s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître.

Peuple caméléon, peuple singe du maître 1...

:

Le singe est courtisan; il a de la vocation pour le métier il imite, ce qui est une flatterie d'autant plus délicate qu'elle paraît involontaire. Mais il a un défaut il exagère. Si le prince sourit, il éclate de rire; s'il est triste, il pleure; si le prince est sévère, le singe lui conseille d'être cruel :

Le singe approuva fort cette sévérité,

Et, flatteur excessif, il loua la colère

Et la griffe du prince, et l'antre, et cette odeur:
Il n'était ambre, il n'était fleur

Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie

Eut un mauvais succès et fut encor punie 2.

Le vrai maître des flatteurs est le renard; il ne flatte

1 Liv. III, f. XIV.

Liv. VII, f. VII.

jamais que par calcul, pour servir son intérêt ou pour nuire aux autres.

Vous voyez bien qu'en dépit des noms de lion, d'aigle, d'âne, de singe ou de renard, il n'y a là que des hommes. Il est donc tout naturel que cette comédie humaine nous amuse. J'ajoute que, dans cette comédie, l'homme n'est pas toujours représenté en mal. Si elle était toujours satirique et moqueuse, la comédie de la Fontaine ne serait pas un tableau fidèle du monde. Il y a autre chose que le mal ici-bas: il y a de bonnes âmes et de bons sentiments. Il y a donc aussi de bonnes et douces bêtes parmi les acteurs de la Fontaine : il y a le rat qui délivre le lion du filet où il s'était laissé prendre; il y a la colombe qui sauve la fourmi qui allait se noyer, en lui jetant un brin d'herbe :

Ce fut un promontoire où la fourmis arrive :

Elle se sauve...

et, en bête reconnaissante, voyant un villageois qui allait, avec son arbalète, tirer sur la colombe, la fourmi le mord au talon :

Le vilain retourne la tête;

La colombe l'entend, part et tire de long1.

Les deux pigeons peignent l'amour, et, comme la Fontaine avait aussi le culte de l'amitié, il a voulu dire

• Liv. II, f. xi.

aussi dans ses fables ce que c'est que l'amitié, quelle en est la force et le charme. Voyez le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat:

La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortue,
Vivaient ensemble unis: douce société!

Le choix d'une demeure aux humains inconnue
Assurait leur félicité.

Mais quoi! l'homme découvre enfin toutes retraites.
Soyez au milieu des déserts,

Au fond des eaux, au haut des airs,
Vous n'éviterez point ses embûches secrètes.
La Gazelle s'allait ébattre innocemment,
Quand un chien, maudit instrument
Du plaisir barbare des hommes,
int sur l'herbe éventer la trace de ses pas.
Elle fuit; et le Rat, à l'heure du repas,

Dit aux amis restants: D'où vient que nous ne sommes
Aujourd'hui que trois conviés;

La Gazelle déjà nous a-t-elle oubliés? »

A ces paroles, la Tortue

S'écrie et dit : « Ah! si j'étais
Comme un corbeau d'ailes pourvue,
Tout de ce pas je m'en irais
Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée

Notre compagne au pied léger;
Car, à l'égard du cœur, il en faut mieux juger.
Le Corbeau part à tire-d'aile :

Il aperçoit de loin l'imprudente Gazelle

Prise au piége et se tourmentant.

Il retourne avertir les autres à l'instant;

Car, de lui demander quand, pourquoi ni comment
Ce malheur est tombé sur elle,

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