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dans le caractère anglais, mais qui est accompagnée de grâce, souvent même d'élévation, me touche beaucoup. Voyez cette belle fable de Jérémie Taylor, Abraham et le Vieillard1:

<«< Abraham était assis à la porte de sa tente, le soir, selon sa coutume, attendant les étrangers pour leur offrir l'hospitalité; il aperçut un vieillard qui cheminait, appuyé sur son bâton, chargé d'ans et de fatigue et qui s'avançait vers lui. Il avait au moins cent ans. Abraham le reçut avec bonté, lui lava les pieds, préte para souper et lui dit de s'asseoir. Mais, voyant que le vieillard mangeait sans prier et sans appeler la bénédiction sur sa nourriture, il lui demanda pourquoi il n'adorait pas le Dieu du ciel. Le vieillard répondit qu'il n'adorait que le feu et ne connaissait pas d'autre Dieu. Cette réponse irrita tellement Abraham qu'il chassa le vieillard de sa tente, sans craindre de l'exposer aux inconvénients de la nuit et aux dangers de sa faiblesse. Quand le vieillard fut parti, Dieu appela Abraham et lui demanda où était l'étranger. Il répondit : « Je l'ai chassé parce qu'il ne t'adorait pas. » Dieu dit : « Je l'ai bien supporté pendant cent ans, quoiqu'il ne m'honorât pas, et tu ne pouvais pas le supporter pendant une nuit, quoiqu'il ne te causât aucun trouble! »> L'histoire dit que sur ces mots Abraham alla recher

1 Jérémie Taylor, chapelain de Charles I, né en 1613, mort en 1667.

cher le vieillard, lui donna l'hospitalité et y joignit une sage instruction, >>

Voilà, outre la belle leçon de tolérance que contient ce récit, le modèle le plus élevé de la fable, et j'allais dire cette fois de la parabole anglaise. Je retrouve ce même tour d'imagination gracieuse et grave dans une fable ou une allégorie d'un savant de nos jours, sir Charles Lyell, président de la Société géologique de Londres. « Un jour, dit le Génie des temps dans une allégorie arabe, je passais par une très-ancienne ville, extraordinairement peuplée, et je demandai à un de ses habitants combien il y avait de temps qu'elle avait été fondée. « Oui, répliqua-t-il, c'est << une grande et puissante ville; mais nous ne savons << pas depuis combien de temps elle existe, et nos an«< cêtres n'en savaient pas plus que nous sur ce point. »

« Cinq cents ans après, comme je passais par le même lieu, je ne vis plus la moindre trace de la grande ville. Je demandai à un paysan qui coupait de l'herbe à la place où était autrefois la ville, s'il y avait longtemps qu'elle avait été détruite. « En vérité, re« prit-il, voilà une singulière question! Ces lieux n'ont <«< jamais été autrement que vous les voyez maintenant. N'y avait-il pas là, il y a longtemps, une grande « et belle ville? Jamais nous n'avons rien vu de << pareil, et jamais nos pères ne nous ont parlé de rien « de pareil. >>

« Je revins cinq cents ans après, et je trouvai la mer couvrant la même place. Sur le rivage, il y avait des pêcheurs, à qui je demandai s'il y avait longtemps que le pays avait été couvert par les eaux. « Un homme «< comme vous, dirent-ils, peut-il faire cette question? « Cet endroit a toujours été comme il est. >>

« Je revins encore cinq cents ans après la mer avait disparu, et je demandai à un homme qui était seul sur la place, quand avait eu lieu ce changement. J'en reçus la même réponse. Enfin, revenant encore une fois après le même espace de temps, j'y trouvai une ville florissante, plus peuplée, plus riche et plus magnifiquement bâtie que la ville que j'y avais vue la première fois, et, quand je me hâtai de m'informer de son origine, les habitants me répondirent: «Sa fondation se perd dans la nuit des temps; << nous ne savons pas depuis combien d'années elle « existe, et nos pères eux-mêmes n'en savaient pas << plus que nous1.»

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Je ne rechercherai pas quelle est la signification scientifique de cette allégorie. Le savant géologue a-t-il voulu indiquer combien les diverses périodes de l'histoire de la terre sont séparées les unes des autres ct pour ainsi dire étrangères l'une à l'autre? Il nous suffit,

↑ Voir, dans les poésies de Ruckert, poëte allemand contemporain, la même parabole.

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quant à nous, de trouver dans cette fable un emblème expressif du temps qui entraîne dans sa course les choses et les souvenirs des hommes. Ce n'est pas seulement la tradition des révolutions géologiques qui s'efface; et comment s'en étonner, si les témoins périssent avec les événements? La tradition des révolutions historiques s'efface également : faiblesse de l'humanité qui éclate dans l'instabilité de sa mémoire comme partout ailleurs! Mais les hommes aident eux-mêmes à la faiblesse de leur mémoire; ils secouent ardemment le joug et l'idée du passé. Il y a des temps et des pays où cette impatience de l'ancienneté, où cette manie de renouveler sans cesse la figure du monde fait le fonds même de la civilisation. Est-ce un bien de tourner sans cesse la vie des peuples et des individus vers l'avenir? L'idée de l'ancienneté, soit dans les institutions, soit dans les monuments, calme et affermit les imaginations; elle donne du lest aux sociétés. La nouveauté perpétuelle agite les esprits, rien n'y prend racine; elle rend l'homme impatient et haletant. Ce que je reproche surtout à la nouveauté, c'est que, datant d'hier, elle croit que rien n'existe avant elle et que ce qui n'est plus n'a pas été. C'est cette brutalité de l'oubli que représentent, dans la fable de sir Lyell, les générations ignorantes et insouciantes qui croient que le monde a toujours été ce qu'il est aujourd'hui,

VINGT-SEPTIÈME LEÇON

LES FABULISTES ALLEMANDS DU DIX-HUITIÈME
SIÈCLE. LESSING

Les peuples et les générations qui arrivent les derniers en date dans l'histoire littéraire du monde, n'ayant plus la fraîcheur et la simplicité des premières inspirations, ont l'avantage de la science; mais ils en ont aussi l'inconvénient. Un de ces inconvénients, c'est d'avoir à profiter de leurs devanciers, sans pourtant les trop imiter. Il faut qu'ils aient une originalité qui leur soit propre : sans cela point de salut en littérature. Mais la science qu'ils ont gêne leur originalité: il faut donc qu'ils fassent le triage entre ce qu'ils acceptent du passé et ce qu'ils tiennent d'eux-mêmes. De là le

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