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Gouffre, banc ni rocher n'exigea de péage
D'aucun de ses ballots; le sort l'en affranchit.
Sur tous ses compagnons, Atropos et Neptune
Recueillirent leurs droits, tandis que la Fortune
Prenait soin d'amener son marchand à bon port.
Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle,

Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle
Ce qu'il voulut, sa porcelaine encor;
Le luxe et la folie enflèrent son trésor;
Bref, il plut dans son escarcelle.

On ne parlait chez lui que par doubles ducats;
Et mon homme d'avoir chiens, chevaux et carrosses,
Les jours de jeûne étaient des noces.

Un sien ami, voyant ces somptueux repas,

Lui dit : Et d'où vient donc un si bon ordinaire?
Et d'où me viendrait-il que de mon savoir-faire?
Je n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent
De risquer à propos et bien placer l'argent.
Le profit lui semblant une fort donce chose,
Il risqua de nouveau le gain qu'il avait fait;
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause.

Un vaisseau mal frété périt au premier vent;
Un autre, inal pourvu des armes nécessaires,
Fut enlevé par les corsaires;

Un troisième, au port arrivant

Rien n'eut cours ni débit. Le luxe et la folie
N'étaient plus tels qu'auparavant.

Enfin, ses facteurs le trompant,

Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
Il devint pauvre tout d'un coup.

Son ami, le voyant en mauvais équipage,

Lui dit : D'où vient cela? Tela Fortune, hélas!

-

– Consolez-vous, dit l'autre; et, s'il ne lui plaît pas

Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage.
Je ne sais s'il crut ce conseil;

Mais je sais que chacun impute, en cas pareil,
Son bonheur à son industrie;

Et, si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au sort.

Chose n'est ici plus commune;

Le bien, nous le faisons; le mal, c'est la Fortune :
On a toujours raison, le Destin toujours tort.

(LA FONTAINE, liv. VII, f. XIV.)

Il y a, de nos jours, un autre être mystérieux que nous accusons volontiers de nos malheurs, et qui en est moins coupable encore que la fortune: c'est la société. Que de plaintes, que de malédictions contre elle! Archias est né pauvre : c'est vraiment la faute du sort; mais, comme Archias n'a ni activité ni industrie, il reste pauvre; alors il accuse la société de sa pauvreté. « Cette société, dit-il, est mal organisée: point de justice, point d'équité, point d'ordre. Tout va au rebours du bon sens. Que faut-il donc pour qu'Archias trouve que la société est bien organisée? Il faut qu'il y soit riche et oisif. C'est à ce prix seulement qu'il déclarera qu'il n'y a plus de révolution à faire. Celle qui l'a élevé doit être la dernière; c'est la seule juste et légitime.

Le portrait du Riche et du Pauvre de la Bruyère est encore de mise de nos jours, comme il le sera de tout temps. Il y a cependant quelques traits à ajouter.

<< Giton a toujours le teint frais, le visage plein... l'œil fixe et assuré, les épaules larges... la démarche ferme et délibérée... » Il est toujours « enjoué, grand viveur, impatient, présomptueux, colère, libertin... >> Il se croit toujours des talents et de l'esprit; mais il a de plus son système sur l'état de la société il croit : que les rangs sont bien distribués, que tout y est à sa place, hommes et choses il est riche.

Phédon, de son côté, a toujours « les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre... » il est toujours « libre sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. » Il va même plus loin aujourd'hui : il a un plan complet de réforme pour la société, et le principe fondamental de cette réforme est de mettre en haut ce qui est en bas, et en bas ce qui est en haut, tout cela au nom des droits de l'homme et des progrès de la civilisation : il est pauvre.

J'ajoute que, de nos jours, Giton et Phédon changent continuellement de rôle; il n'y a souvent de distance entre eux que celle de la hausse à la baisse dans les spéculations de la Bourse, et ce perpétuel changement le condition a son influence sur le caractère réciproque de Giton et de Phédon. L'enrichi n'est pas le riche, et l'homme ruiné n'est pas le pauvre. Phédon, devenu millionnaire, a bien « l'ample mouchoir » de Giton, et « le fauteuil où il s'enfonce en croisant les jambes

:

l'une sur l'autre; » mais, s'il prend la plupart des vices et des ridicules du riche, il ne perd pas aussitôt ceux du pauvre, ce qui fait qu'il est un parvenu au lieu d'être un riche. Il n'y a qu'une chose qu'il oublie de la meilleure foi du monde, ce sont ses plaintes d'hier sur la condition que la société fait aux pauvres, sur l'injustice et la dureté des riches. Phédon, enrichi par un coup du sort, fait comme le trafiquant de la Fontaine il attribue ses succès à son mérite, à son industrie, et si ses compagnons d'hier continuent leur misère, c'est leur faute : ils sont paresseux ou sots; voilà pourquoi ils ne réussissent pas. Quant à Giton ruiné, ne croyez pas non plus qu'il devienne, du jour au lendemain, le Phédon de la Bruyère, « qu'il parle brièvement et froidement, qu'il ne se fasse pas écouter; » il a beaucoup gardé de ses anciennes habitudes. << Il parle encore avec confiance, » et il faut d'autant plus qu'on l'écoute, qu'il prend l'inattention pour une marque d'orgueil et de dédain. Ne pensez pas non plus que, comme l'ancien Phédon, «< il sourie à ce que les autres lui disent; qu'il soit de leur avis, qu'il coure, qu'il vole pour leur rendre de petits services; qu'il soit complaisant, flatteur, empressé; » c'est tout le contraire il est rogue, hargneux, aimant à contredire, malveillant, croyant qu'il s'abaisse s'il rend service. Surtout il est frondeur, envieux des grands et des riches; il dit sans cesse que, de son temps, tout allait mieux; que les

rangs n'étaient point bouleversés; que les heureux du monde étaient charitables; qu'aujourd'hui chacun ne pense qu'à soi. Que voulez-vous? Giton a aujourd'hui l'égoïsme du pauvre, comme il avait autrefois l'égoïsme du riche. Il est ruiné, et, comme le trafiquant de la fable, il attribue ses malheurs à la fortune et à la société.

La Fontaine aime à défendre la fortune, ou plutôt il aime à renvoyer aux hommes les reproches qu'ils lui font. Que de malheurs sont tout près de nous par notre imprévoyance, et que la fortune nous épargne! Que de fois ne sentons-nous pas que nous nous sommes mis en péril par notre faute! Qui nous a sauvés? le sort, le hasard. Si nous étions aussi malheureux et aussi souvent malheureux que nous le méritons, nous ne cesserions pas de l'être un seul jour. Ce qu'il y a de bizarre dans le procédé de la fortune, c'est que, nous préservant parfois des malheurs que nous méritons, elle nous envoie plus tard ceux que nous ne semblons pas mériter. Elle sauve l'enfant qui dormait imprudemment au bord d'un puits; que fera-t-elle plus tard de cet enfant devenu homme? Grand mystère.

Sur le bord d'un puits très-profond
Dormait, étendu de son long,

Un enfant alors dans ses classes:

Tout est aux écoliers couchette et matelas.

Un honnête homme, en pareil cas,

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