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Là vivait loin du monde un derviche pieux,
Détaché des biens de la terre;

Déjà par la pensée il habitait les cieux
Et reposait alors couché sur une pierre.

Ce misérable, il dort, dit le sultan, et moi...
Moi qui peux à mon gré disposer de sa vie,
Il faut que je lui porte envie !

Il soupire à ces mots : Holà! réveille-toi,
Écoute et réponds à ton maître.

En te voyant dormir ainsi,
Il est aisé de reconnaître

Que tu vis exempt de souci ;

Mais, ton lit, c'est la pierre, et couché de la sorte,

Comment peux-tu dormir aussi bien?

Dit le dervis, de sommeiller

Sur le duvet ou sur la dure?

Eh! qu'importe,

J'ai fait un peu de bien, ma conscience est pure;
Est-il un plus doux oreiller?

VINGT-SIXIÈME LEÇON

LES FABULISTES ANGLAIS DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

J'aurais mauvaise grâce à dire que l'Angleterre et l'Allemagne, au dix-huitième siècle, n'ont eu de fabulistes qu'à cause de l'imitation de la Fontaine. Mais il m'est permis de croire, sans trop me laisser aller à l'amour-propre national, que le crédit que la Fontaine a donné à l'apologue a profité à ce genre de littérature en Europe, et que les poëtes ont été d'autant plus disposés à faire des fables qu'ils savaient, par l'exemple de la Fontaine, qu'elles n'étaient plus considérées comme un genre de littérature secondaire.

Les fables anglaises, et particulièrement celles de Gay, le plus accrédité des fabulistes anglais au dixhuitième siècle, ne ressemblent aucunement aux fables

de la Fontaine. Elles n'en ont ni la grâce, ni la malice, ni la causerie ingénieuse, ni l'élévation simple et touchante. Nous verrons plus tard quel est leur mérite. Elles sont souvent toutes politiques1; mais nous aurions tort de croire que dans ces fables politiques il y ait quelque chose de l'esprit philosophique du dixhuitième siècle français. Rien ne se ressemble si peu, de ce côté, que l'esprit des deux littératures. En France, la littérature attaque l'ordre social; en Angleterre, la littérature attaque le gouvernement. L'apologue français censure les ministres, moins comme ministres que comme grands seigneurs, et comme étant privilégiés dans l'ordre civil encore plus que comme étant élevés dans l'ordre politique. L'apologue anglais ne censure que l'homme politique, le membre du ministère, un des chefs du gouvernement, un des directeurs de la majorité du parlement. En Angleterre, la satire littéraire plaide pour la liberté, qui est toujours en cause plutôt qu'en danger, et il en est ainsi dans tous les pays politiques, c'est-à-dire que la liberté y est toujours entretenue par l'attaque et par la défense. Mais la satire ou la fable en Angleterre ne songe pas à plaider pour l'égalité, qui est malheureusement en France la question toujours débattue au fond de toutes les discussions.

1 Voyez surtout la seconde partie des fables de Gay, qui parut après a mort de l'auteur.

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Gay, attaquant le ministère, attaque aussi le parlement, ou plutôt la majorité parlementaire qui soutient le ministère. Il introduit dans une de ses fables, la Fourmi en charge, une fourmi présomptueuse qui veut gouverner l'État. Dans la république des fourmis, les ministres rendent des comptes. La fourmi en charge est donc obligée de comparaître devant le parlement, et elle « apporte quelques chiffons de papier pour amuser les députés. » Une fourmi patriote s'élève contre la dilapidation des finances. La fourmi en charge, ou le premier lord de la trésorerie, « répond, avec son arrogance ordinaire : « Considérez, gracieux milords, «< que, si les secrets de l'État étaient révélés, les projets <<< les mieux concertés n'auraient que des suites funestes. « Si nous laissions découvrir ces mystères importants, « ce serait prêter le flanc à nos ennemis. Mon devoir, « mon zèle éprouvé m'ordonne de cacher nos projets << actuels; mais je jure, sur mon honneur, que toutes «< ces dépenses, quoique grandes, n'ont eu d'autre objet que la défense de la république. » Les auditeurs, satisfaits, visent le compte et vouent à leur tré. sorier une confiance illimitée. » La même scène se renouvelle l'annee suivante; les magasins se trouvant encore vides, on demande des comptes: la fourmi ministre paye de belles paroles. C'allait être la même chose la troisième année, quand cette fois, « un des auditeurs, saisi d'une honte subite: «Que sommes

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<< nous? dit-il; des outils de fraude ou de grands « sots. Ce n'est qu'en nous corrompant que ce a maître fripon épuise nos magasins. Pour chaque grain qu'il nous a donné, il en a détourné mille. « Ainsi, pour de vils et minces présents, nous nous «< dupons nous-mêmes et toute la nation, puisque ces «< trésors qu'on nous distribue sont les produits de << nos travaux et de nos peines annuelles. » Les auditeurs ordonnèrent que les comptes fussent revus; l'adroit fripon, démasqué, fut condamné à l'instant, et ses amas de grains furent, comme il était juste, rapportés au trésor public1. >>

Je ne prétends pas que les fautes des ministres et des députés doivent être couvertes d'un silence prudent. J'ai vécu dans un temps où la vie parlementaire coulait à pleins bords dans mon pays, et je n'ai jamais songé à invoquer la discrétion publique. C'était le temps des péchés médiocres et des grandes accusations. Les censures étaient plus fortes que les fautes. Je trouve donc tout naturel que Gay dénonce dans ses fables les ministres de son temps, surtout s'il avait raison contre eux, comme je le crois, en songeant au ministère de Walpole. Mais je veux surtout remarquer la différence considérable qu'il y a entre ce genre d'esprit des fables politiques de Gay et l'esprit philoso

1 Fables de Gay, partie II.

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