Page images
PDF
EPUB

VINGT-CINQUIÈME LEÇON

LE PÈRE DES BILLONS L'ABBÉ AUBERT LE BAILLY

Si j'avais à choisir le meilleur fabuliste du dixhuitième siècle après Florian, je choisirais le père Desbillons, quoiqu'il ait écrit en latin, à l'exemple de Faerne au seizième siècle, de Milton et du père Commire au dix-septième. Ne nous étonnons pas de la popularité de la fable latine même au dix-huitième siècle. L'Université de Paris et les jésuites entretenaient encore dans le monde le goût de la langue latine. Grenan, Hersant, Coffin, Lebeau, le Père Porée avaient des lecteurs dans la société. Le latin était même encore si peu discrédité, au commencement du dix-huitième siècle, que Leclerc, dans sa Bibliothèque ancienne, donne en latin un récit des événements de

la guerre de la Succession1. Ainsi le journal lui-même, c'est-à-dire la forme de littérature qui a le plus besoin de l'assentiment du public, ne dédaignait pas de parler latin. Le Père Jouvency, dans son traité de Ratione docendi et discendi, publié en 1692, veut que les écoliers s'exercent à parler latin2. Cependant, il recommande aussi l'étude de la langue nationale et veut que les élèves s'habituent, dans leurs conversations familières, à parler français avec correction et élégance. Même adoucissement à la règle du latin dans l'Université. En effet, en 1713, Grenan, professeur de rhétorique au collège d'Harcourt, fait représenter par ses élèves une tragédie française, intitulée Joas et qui n'est autre que la tragédie d'Athalie où les rôles de femmes ont été changés en rôles d'hommes. Mais cette représentation est une hardiesse dont Grenan s'excuse: « Nous ne devons, dit-il, avoir d'autre but dans nos exercices que d'inspirer à ceux dont l'éducation nous est confiéc, des sentiments également nobles et pieux, et j'ai cru que l'on me saurait gré de l'usage que je fais de l'Athalie

1 Tome IV, année 1715, p. 284.

2 In his omnibus (exercitationibus) nefas sit alium sermonem adhibere quam latinum. Éd. Barbou, 1778, p. 153.

3 Quamvis præcipua magistrorum cura versari debeat in linguis latina et græca penitus cognoscendis, non negligenda tamen lingua vernacula .. Dabitur opera ut in privatis colloquiis et quotidiano congressu sermo adhibeatur quam minime barbarus. Ibid., p. 37-38.

de Racine, qui répond si dignement à ce dessein. Je ne me flatte pourtant pas de trouver dans tous les esprits une approbation générale. On ne secoue point impunément le joug de la coutume, et je ne saurais douter que cette nouveauté ne suscite bien des censeurs. Je crois avoir prévu toutes leurs objections, et c'est pour y répondre que je me suis déterminé à faire un prologue latin, où j'introduis d'abord deux personnages d'un caractère tout opposé : l'un, nommé Philoromée (ami du langage romain), homme chagrin, dur, entêté de ses sentiments, partisan outré des anciens usages jusqu'à en défendre les abus, crie, s'emporte et fait autant de bruit que s'il s'agissait du renversement total des lois et de la discipline de l'Université; l'autre, appelé Eulalus (qui aime le bon langage), d'un esprit paisible et doux, s'efforce de lui faire entendre raison. Un troisième personnage, que j'appelle Chrysippe, survient dans le plus fort de la dispute. Il paraît d'abord prévenu contre moi; mais il revient peu à peu, à mesure qu'il apprend les raisons qui me justifient. Je le fais conclure à ma manière, sans prétendre pour cela que les Philoromées changent de sentiment. Je ne leur en saurai même pas mauvais gré1. »

Grenan s'excusant d'introduire la langue française

1 Selecta Carmina, ou Recueil de poésies de plusieurs professeurs de l'Université de Paris. - Avertissement de l'édition de 1713.

dans les exercices du collège, montre l'ascendant qu'avait encore la langue latine. La fable latine, soit en vers, soit en prose, profitait de cet ascendant. C'était un des exercices les plus accrédités, chez les jésuites surtout, et je trouve, dans un recueil de vers latins faits par les élèves de rhétorique du collège Louisle-Grand, et publié en 1745 par le père Xavier de la Sante, un livre entier de fables'.

Comme la fable a plus besoin encore d'observation que d'imagination, je n'ai pas été très-étonné de trouver peu de sagesse pratique dans ces fables d'écoliers. Leurs moralités sont bonnes, mais un peu banales. Ce qui m'a semblé le plus intéressant, c'est de lire, au bas de ces fables, les noms de quelques-unes des grandes familles de France, les Rohan, les de Broglie, les Voyer d'Argenson, les Soubise, les Nicolaï, et de rapprocher les exercices scolaires de ces jeunes rhétoriciens de la vie qu'ils ont eue plus tard dans le monde et dans l'histoire. Turgot fait une pièce de vers latins élégants sur la paume'; Étienne de Silhouette, qui fut pendant quelque temps contrô leur général des finances, qu'à son avénement Voltaire comparait à Colbert, et qui succomba, au bout de huit mois, sous le mauvais état des finances et l'impossibilité des réformes, de Silhouette fait une

[blocks in formation]

fable du Singe et de l'Ane1, dont la moralité est qu'on réussit mieux auprès des hommes en les amusant qu'en les servant.

Il ne faut pas chercher dans ces fables, faites au collége des jésuites, les traces de l'esprit philosophique du dix-huitième siècle; il s'y montre cependant çà et là, parce qu'il est impossible que le collége, si bien surveillé qu'il soit, reste toujours fermé aux idées et aux opinions du monde. N'est-ce point, par exemple, une fable empruntée à l'esprit du temps que celle de Bucéphale adoptant le fils d'un cheval de bagage et rejetant son propre fils dont il avait vu la lâcheté et la mollesse dans les combats? Et la fable par cette moralité toute philosophique : «< Bonne leçon que Bucéphale donnait par là, que les fils qui n'ont point le mérite des pères ne doivent pas avoir

finit

leur rang; que ceux qui sont nobles de race, sans l'être de cœur, doivent être rejetés dans les conditions inférieures de la société, ou tout au moins ne pas être honorés des dignités paternelles, puisqu'ils en déshonorent les vertus 2. » Ce qui ajoute encore à la signification philosophique de cette fable, c'est qu'elle

1 Tome II, p. 152.

2 Non unum inter homines edocens patrem, degeneres filios e paterno esse dejiciendos gradu, nobiles genere, animo ignobiles, conditioni addicendos vili et ignobili, aut certe paternis non decorandos dignitatibus, qui paternas virtutes dedecorant. (Tome II, p. 186.)

« PreviousContinue »