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dix-huitième siècle, si l'on ne trouvait pas dans leurs fables quelque chose de l'esprit qu'on a appelé l'esprit philosophique. La philosophie du dix-huitième siècle, s'éloignant en cela de la tradition du dix-septième, s'attache à étudier et à critiquer la société plutôt que les individus. Elle aime à censurer la hiérarchie sociale, le gouvernement, les grands; elle s'attendrit sur le malheur du peuple plus qu'elle ne s'applique à corriger ses défauts, et elle attribue, sans hésiter, les maux dont souffre l'humanité, à l'injustice des lois et des institutions. Une des fables de Lamotte représente des enfants qui s'amusent à lancer des pierres dans un marais pour voir qui ira le plus loin; ils blessent avec leurs pierres je ne sais combien de grenouilles, et Lamotte finit sa fable par ce vers:

Rois, serons-nous toujours des grenouilles pour vous 1?

La fable de Richer, les Échasses, est aussi une fable philosophique, quoique l'auteur ne fût pas du parti des philosophes; mais il cédait à l'esprit du siècle.

Quel spectacle s'offre à mes yeux?

Des géants dont la tête atteint jusques aux cieux!
Disait un manant dans la plaine.

Or c'étaient de jeunes enfants
Qui, sur des échasses errants
Au haut de la roche prochaine,
Paraissaient de nouveaux Titans.

1 Livre III, f. v.

Voyez-les de plus près, lui dit certain railleur.
Le manant s'approcha: leur taille diminue
A chaque pas qu'il fait; il connait son erreur.
Ceux qui lui paraissaient avoir plus de vingt brasses,
A peine avaient quatre pieds de hauteur.
Nous admirons ainsi de loin maint grand seigneur,
Qui de près n'est qu'un nain monté sur des échasses 1.

Le trait qui finit la fable est vif et tout à fait d'un frondeur. J'aime mieux cependant la moralité des Bâtons flottants de la Fontaine :

J'en sais beaucoup de par le monde

A qui ceci conviendrait bien :

De loin, c'est quelque chose, et de près ce n'est rien 3.

La Fontaine n'applique sa moralité à personne, mais à tout le monde. Il en sait beaucoup à qui elle peut convenir; il ne fait la part d'aucune classe ou d'aucun ordre. Ne croyons pas cependant que le nouveau fonds d'idées et de sentiments qui fait l'esprit philosophique du dix-huitième siècle, ne date que de Lamotte ou des écrivains de ce temps: il a ses interprètes dans tous les siècles, et il en a, dès le dix-septième, dans la fable aussi, sans même le chercher dans la Fontaine, où il ne serait pas difficile de le trouver. Voici, par exemple, un apologue de l'abbé Regnier-Desmarais, qui a été secrétaire perpétuel de l'Académie française, intitulé : La Raison et l'Autorité. L'abbé Regnier-Desmarais

1 RICHER, liv. VIII, f. x.

* Livre IV, f. x.

était un homme d'esprit et d'érudition, et je cite voiontiers sa fable, d'une part parce qu'elle témoigne d'une certaine hardiesse de pensée et de sentiment qui sied aux hommes d'esprit et leur fait tenir leur rang, d'aufre part parce qu'elle est tout à fait inspirée par l'esprit philosophique, et qu'elle montre que ce genre d'esprit est, même dans la fable, plus ancien que Lamotte et Richer.

Jadis à la Raison l'univers fut soumis;

Elle y régnait en paix sur un peuple fidèle.
Mais enfin dans la suite il s'éleva contre elle
Un nombre infini d'ennemis,

Et, dès les premières nouvelles,
Le soin de ranger les rebelles
Fut à l'Autorité par la Raison commis.

L'Autorité marche à grand bruit
Et vers les révoltés s'avance,
Les joint, les force, les réduit,
Soumet tout à l'obéissance.

Mais à peine avait-elle afferini sa puissance
Qu'elle aspire à l'indépendance

Et veut de ses progrès recueillir tout le fruit.
Bref, du suprême rang uniquement charmée
Et ne respectant plus la Raison désarmée,
Contre sa souveraine elle se révolta,
Puis rangea sous ses lois tout l'univers timide,
Que par la force elle dompta

Et qu'elle tient encore en bride 1.

Poésies françaises de l'abbé Regnier-Desmarais, p. 435, La Haye, 1716.

:.

Les fables du dix-huitième siècle se partagent entre ces deux genres de moralité : la moralité qui ne s'applique qu'aux individus, à nos vices et à nos travers privés; la moralité qui s'applique à la société, à ses institutions et à ses lois. La première moralité suit l'exemple du dix-septième siècle, qui prend sans cesse l'homme à partie et tâche de corriger l'individu; la seconde prend l'esprit du nouveau siècle et ne vise à rien moins qu'à réformer la société et les gouvernements. C'était alors la prétention de toute la littérature: pourquoi la fable ne s'y serait-elle pas essayée à son tour? Ce sont ces deux genres de fables que je veux étudier dans les fabulistes de la fin du dix-hui tième siècle

VINGT-QUATRIÈME LEÇON

LES FABULISTES DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE FLORIAN

De tous les fabulistes du dix-huitième siècle, Florian est celui qui a gardé le plus de réputation et qui le mérite; c'est aussi celui qui, avec des qualités fort différentes de celles de la Fontaine, est, quoique de loin encore, le plus rapproché de lui. Il est donc juste qu'il ait une place à part dans cette revue des successeurs et des imitateurs de la Fontaine. Les fables de Florian ont de plus l'avantage d'appartenir aux deux genres de moralité que j'ai indiqués : la moralité qui s'adresse à l'individu pour le corriger, la moralité qui s'adresse à la société pour la réformer; celle du dix-septième siècle et celle du dix-huitième. Enfin, comme Florian a vécu jusqu'après 1793 et qu'il a, dès le commencement, res

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