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reine; elle peut même se passer d'être la femme d'un grand seigneur : elle sera paysanne et elle sera heureuse à sa manière. Quelle leçon d'égalité! car quelle plus grande égalité que d'avoir tous un bonheur à notre portée? S'il n'y avait qu'un seul genre de bonheur, il n'y aurait qu'un seul heureux. La diversité des bonheurs ici-bas fait leur égalité. Quelle révélation en même temps des vraies conditions de l'humanité, conditions fort différentes de celles de la cour, où personne n'est heureux que par le prince! On s'est souvent demandé d'où venait la supériorité des princes qui ont vécu dans l'exil, sur les princes qui sont nés, qui ont vécu et qui sont morts sur le trône. Les princes dans l'exil n'apprennent qu'une chose, mais la chose la plus importante et la plus instructive du monde : c'est que l'humanité naît, vit et meurt, souffre et jouit, travaille et se repose, pense et sent en dehors d'eux. Cette science-là, nous l'avons tous naturellement dans la condition privée, et il ne nous est pas difficile de comprendre que l'univers n'est pas fait pour nous; encore faut-il que nous prenions la peine d'y réfléchir. Les princes, au contraire, doivent acquérir par l'éducation ce qui nous vient par la simple réflexion. Ce qui est instinct pour nous est sagesse pour eux, et c'est cette sagesse que Fénelon enseignait par ses fables au duc de Bourgogne.

VINGT-TROISIÈME LEÇON

LES FABULISTES DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

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UNE FABLE

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Les fabulistes ne sont pas moins nombreux au dixhuitième siècle qu'au dix-septième; et là aussi, il faut faire un choix. Si je voulais prouver cette vogue et ce crédit de la fable dès le commencement du dixhuitième siècle, je prendrais pour exemple une fable de Voltaire, que je trouve dans ses poésies mêlées et qui date évidemment de sa jeunesse. Voltaire, dont le génie souple et actif aimait à s'exercer dans les genres de littérature les plus accrédités, voyant que Lamotte faisait des fables et les faisait applaudir, a fait aussi une fable, le Loup moraliste; elle est spirituelle et personne ne peut s'en étonner, la fable étant de Voltaire :

Un Loup, à ce que dit l'histoire,

Voulut donner un jour des leçons à son fils,

Et lui graver dans la mémoire,

Pour être honnête loup, de beaux et bons avis:
Mon fils, lui disait-il, dans ce désert sauvage,
A l'ombre des forêts vous passerez vos jours;
Vous pourrez cependant avec de petits ours
Goûter les doux plaisirs qu'on permet à votre âge.
Contentez-vous du peu que j'amasse pour vous;
Point de larcins, menez une innocente vie;
Point de mauvaise compagnie;

Choisissez pour amis les plus honnêtes loups;
Ne vous démentez point, soyez toujours le même;
Ne satisfaites point vos appétits gloutons.
Mon fils, jeunez plutôt l'Avent et le Carême
Que de sucer le sang des malheureux moutons.
Car, enfin, quelle barbarie!

Quels crimes ont commis ces innocents agneaux?
Au reste, vous savez qu'il y va de la vie :
D'énormes chiens défendent les troupeaux.
Hélas! je m'en souviens, un jour votre grand-père,
Pour apaiser sa faim, entra dans un hameau.

Dès qu'on l'eut aperçut: 0 bête carnassière!
Au loup! s'écria-t-on. L'un s'arme d'un hoyau,
L'autre prend une fourche, et mon père eut beau faire,
Hélas! il y laissa sa peau.

De sa témérité ce fut là le salaire.

Sois sage à tes dépens; ne suis que la vertu,
Et ne sois point battant, de peur d'être battu
Si tu m'aimes, déteste un crime que j'abhorre
Le petit vit alors dans la gueule du loup
De la laine et du sang qui dégoûtait encore;
Il se mit à rire à ce coup.

Comment, petit fripon, dit le Loup en colère,
Comment vous riez des avis

Que vous donne ici votre père!

Tu seras un vaurien, va, je to le prédis

Quoi, se moquer déjà d'un conseil salutaire!
L'autre répondit en riant:

Votre exemple est un bon garant;
Mon père, je ferai ce que je vous vois faire

Tel un prédicateur, sortant d'un bon repas,
Monte dévotement en chaire,

Et vient, bien fourré, gros et gras,
Prêcher contre la bonne chère.

Je trouve que le sermon est un peu long et que la moralité est trop aiguisée en épigramme. La prépondérance toute naturelle que les exemples ont sur les paroles méritait, si Voltaire voulait l'ériger en moralité, d'avoir une application plus générale que celle qu'il en fait aux abbés gourmands qui prêchent la sobriété. La Fontaine s'y est mieux pris dans sa fable de l'Écrevisse et sa fille, si nous en retranchons le prologue et l'épilogue, consacrés à l'éloge de Louis XIV et qui tiennent à peine à la fable :

Mère Écrevisse un jour à sa fille disait:

Comme tu vas, bon Dieu! ne peux-tu marcher droit?
Et comme vous allez vous-même ! dit la fille;
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille? ́
Veut-on que j'aille droit quand on y va tortu 1?

J'ai une autre critique à faire au Loup moraliste de Voltaire. Ce n'est pas la première fois que le loup dans la fable feint de se corriger et prend un air hypocrite,

1 La Fontaine, livre XII, fable 10,

ou pour mieux préparer ses larcins, ou touché d'une sorte de repentir qui ne va jamais jusqu'à la pénitence. Quand le loup, dans la Fontaine, se décide à jouer ce nouveau personnage, il ne se contente pas de payer de paroles comme le loup moraliste de Voltaire, il prend la contenance et le geste de son nouveau rôle, et par là il est plus comique et plus plaisant que s'il se contentait de parler; parfois même il espère réussir sans avoir à parler : ainsi

Il s'habille en berger, endosse un hoqueton

Fait sa houlette d'un bâton,

Sans oublier la cornemuse.

Pour pousser jusqu'au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.
Sa personne étant ainsi faite

Et ses pieds de devant posés sur sa houlette, ·
Guillot le sycophante approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l'herbette,
Dormait alors profondément;

Son chien dormait aussi, comme aussi sa musettet.

Voilà-t-il pas un vrai tableau, une vraie mascarade d'hypocrisie et plus animée que le sermon du Loup moraliste?

Lorsque les loups de la Fontaine ajoutent la parole au masque et à la contenance, comme dans la fable du Loup et des Bergers, ils sont encore plus plai

1 La Fontaine, livre III, fable 5

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