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au bien ou au mal, et qui anéantit notre liberté; nous pouvons nous pervertir et nous pouvons aussi nous corriger par nous-mêmes. Ne nous y trompons pas pourtant ces mots, se pervertir et se corriger, veulent dire seulement que nous poussons vers le mal ou vers le bien la force instinctive qui est en nous et qui fait ce qu'on appelle le caractère. Cette force instinctive qui a son tour particulier dans chacun de nous, ne se mêle jamais à celle des autres. L'orme, à côté du chêne, ne devient jamais un chêne, et Pierre ne devient jamais Paul. Qu'y a-t-il cependant entre Pierre et Paul? Presque rien. Les hommes se ressemblent par je ne sais combien de points et ne diffèrent que par un seul, qui est presque imperceptible. Ce point de différence fait leur individualité. Entre le moi de mon voisin et le mien, la cloison est mince; mais elle est indestructible. Il n'y a qu'un degré presque invisible, mais infranchissable. Ce degré, qui parmi les hommes sépare les personnes, parmi les animaux sépare les espèces, et détermine leur nature ou leur destin, comme le dit la Fontaine :

Il en faut revenir toujours à leur destin,
C'est-à-dire à la loi par le ciel établie.

VINGTIÈME LEÇON

LA CONDITION

DES ANIMAUX EST-ELLE SUPÉRIEURE A LA CONDITION HUMAINE?

LA FONTAINE ET J. J. ROUSSEAU

J'ai montré comment la Fontaine réhabilite la nature des animaux et la défend contre les dédains de l'école de Descartes. Nous avons vu en même temps qu'à l'aide des deux âmes qu'il croit que nous avons, l'une qui

nous est commune avec les animaux et l'autre avec les anges, il maintient la hiérarchie entre nous et les ani maux et nous conserve la supériorité de rang. Mais la supériorité de rang fait-elle la supériorité de bonheur? la raison qui nous élève au-dessus des bêtes fait-elle que, pour être plus élevés, nous sommes plus heureux? Vous savez le grand aphorisme de Rousseau dans

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son Discours sur l'inégalité des conditions humaines. « L'état de réflexion est un état contre nature, et l'homme qui réfléchit est un animal dépravé. » Je ne veux pas combattre aujourd'hui ce paradoxe. Je prends seulement la conclusion, et je dis : si l'homme qui réfléchit est un animal dépravé, l'animal, qui ne réfléchit pas, est plus heureux que l'homme, et alors il vaut mieux assurément être animal qu'être homme; C'est la moralité de la fable des Compagnons d'Ulysse :

i..

Les compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertains,
Ils abordèrent au rivage

Où la fille du dieu du jour,

Circé, tenait alors sa cour.

Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d'un funeste poison.
D'abord ils perdent la raison;

Quelques moments après, leur corps et leur visage
Prennent l'air et les traits d'animaux différents :
Les voilà devenus ours, lions, éléphants;

Les uns sous une masse énorme,

Les autres sous une autre forme ;
Il s'en vit de petits, exemplum ut talpa.
Le seul Ulysse en échappa :

Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse

La mine d'un héros et le doux entretien,
Il fit tant, que l'enchanteresse

Prit un autre poison peu différent du sien.
Une déesse dit tout ce qu'elle a dans l'âme :

Celle-ci déclara sa flamme.

Ulysse était trop fin pour ne pas profiter

D'une pareille conjoncture:

Il obtint qu'on rendrait à ses Grecs leur figure.
« Mais la voudront-ils bien, dit la nymphe, accepter?
Allez le proposer de ce pas à la troupe. »

Ulysse y court et dit : « L'empoisonneuse coupe
A son remède encore, et je viens vous l'offrir:
Chers amis, voulez-vous homines redevenir?
On vous rend déjà la parole. »
Le lion dit, pensant rugir :
« Je n'ai pas la tête si folle;

Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir!
J'ai griffe et dents, et mets en pièces qui m'attaque;
Je suis foi deviendrai-je un citadin d'Ithaque!
Tu me rendras peut-être encor simple soldat.
Je ne veux point changer d'état. »

Ulysse du lion court à l'ours : « Eh! mon frère,
Comme te voilà fait ! Je t'ai vu si joli!

Ah! vraiment nous y voici,

Reprit l'ours à sa manière :

Comme me voilà fait ! comme doit être un ours.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?

Je me rapporte aux yeux d'une ourse mes amours.
Te déplais-je? Va-t'en; suis ta route, et me laisse.
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse;
Et te dis tout net et tout plat:

Je ne veux point changer d'état. »

Le prince grec au loup va proposer l'affaire;
Il lui dit, au hasard d'un semblable refus
« Camarade, je suis confus

Qu'une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appétits gloutons

Qui t'ont fait manger ses moutons.

Autrefois on t'eût vu sauver sa bergerie :

Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois et redevien,

Au lieu d'un loup, homme de bien.

En est-il? dit le loup; pour moi, je n'en vois guère.
Tu t'en viens me traiter de bête carnassière;

Toi qui parles, qu'es-tu? N'auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village?
Si j'étais homme, par ta foi,

Aimerais-je moins le carnage?

Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous;
Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des loups?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
scélérat pour scélérat,

Que,

Il vaut mieux être un loup qu'un homme.
Je ne veux point changer d'état. »
Ulysse fit à tous une même semonce:
Chacun d'eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.

La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C'étaient leurs délices suprêmes 1.

J'ai bien des réflexions à faire sur cette fable. Et d'abord ce lion, si fier d'avoir griffe et dents, et de mettre en pièces quiconque l'attaque, me paraît fort proche parent du lion de Voltaire dans sa satire du Lion et du Marseillais2. Seulement le lion de Voltaire est plus philosophe que celui de la Fontaine. Fidèle à la doctrine de Voltaire, il aime à se moquer de l'huma

1 La Fontaine, liv. XII, f. 1. Voir à la fin du volume la scène du Loup et d'Ulysse, dans les Animaux raisonnables, pièce du théâtre de la foire.

2 Voir cette satire à la fin du volume,

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