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ciété, et ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse; l'autre est dans les fables de la Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.

Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos fables, car j'espère ne pas me tromper sur leur objet; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart; que, dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon 1. »

Je ne serais pas éloigné, quant à moi, d'accepter la transaction de Rousseau et de réserver les fables de la Fontaine pour l'homme fait, non comme étant d'une mauvaise morale, mais comme ayant un mérite et un charme que l'âge mûr goûte mieux que l'enfance. Je veux cependant faire quelques observations sur la censure qu'il fait de la morale des fables. Oui, la morale a dans le monde, non pas deux principes, mais deux procédés différents. Tantôt elle procède par le précepte

1 Émile, liv. II.

ou, comme dit Rousseau, par le catéchisme; tantôt elle procède par l'expérience. Ces deux méthodes sontelles contraires l'une à l'une? La morale de l'expérience contredit-elle la morale du catéchisme? Pas le moins du monde. La morale du catéchisme dit de ne pas avoir d'orgueil; la morale de l'expérience dit que les orgueilleux sont ordinairement dupes et que tout flatteur

Vit aux dépens de celui qui l'écoute.

Où est la contradiction?

Mais prenez garde, dit Rousseau, en lisant votre fable je suis tenté d'apprendre à être renard? Qu'est-ce à dire? n'y a-t-il donc pas de milieu entre l'astuce du renard et la sottise du corbeau, entre le fripon et la dupe? N'hésitons pas d'ailleurs à le dire : presque tous les genres de littérature ont sur ce point le même danger que les fables de la Fontaine. Voici le George Dandin de Molière direz-vous que le beau rôle est à Angélique et que ce rôle tentera les femmes qui iront voir la comédie? La femme qui voudra être Angélique n'avait rien à apprendre à la comédie, et ce n'est pas Molière qui l'a pervertie. L'épouse coquette est la punition de l'homme qui s'est sottement marié. Voilà la vraie moralité qui sort de la comédie de George Dandin; voilà la leçon que donne l'expérience. Eh quoi! faut-il donc nécessairement être George Dandin ou Angélique?

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N'y a-t-il que des sots et des coquettes dans ce monde? Je ne veux pas être le bourgeois gentilhomme; mais je ne veux pas être non plus le Dorante qui escroque l'argent de M. Jourdain, ou la marquise Dorimène qui accepte complaisamment ses cadeaux. La comédie a précisément pour but de m'instruire à éviter les deux ridicules ou les deux vices qu'elle oppose l'un à l'autre, la sottise vaniteuse des bourgeois et l'escroquerie des faux gentilshommes. Elle ne veut pas nous faire prendre en gré le fripon, parce qu'elle nous fait rire de la dupe. Je sais bien qu'il y a des gens qui, lisant Clarisse Harlowe, se sont mis à admirer et à imiter Lovelace. Ce que Richardson avait fait pour rendre vraisemblable l'amour que Clarisse a pu ressentir pour Lovelace a trompé certains lecteurs : ils ont cru que dans le roman le beau rôle était pour Lovelace, et, comme l'auteur l'a fait aimable, quoique profondément corrompu, ils ont pensé que la corruption était un acheminement nécessaire à l'amabilité.

Je ne crains pas d'avouer, quant à moi, que toutes les fois que la littérature peint les passions humaines, elle s'expose à les exciter dans l'âme du lecteur. Ce qu'elle fait, sans toujours le vouloir pour les passions, elle peut le faire aussi à son insu dans la peinture des caractères : elle peut rendre le flatteur aimable, l'escroc amusant, la dupe ridicule. Aussi je ne m'étonne pas que Rousseau, qui critique les fables de la

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Fontaine, ait si vivement censuré le théâtre. Toute littérature peut être mauvaise. Supprimerez-vous la littérature, c'est-à-dire supprimerez-vous l'esprit humain? car la littérature a les défauts de l'esprit humain; mais elle n'en pas plus que l'esprit humain. Ce n'est pas seulement depuis qu'il y a des livres que l'homme fait un mauvais usage de son esprit. Tant pis pour ceux qui, soit en allant au théâtre, soit en lisant les fables, croient que le poëte propose à notre imitation le vice qui s'est chargé de punir un autre vice, la coquetterie d'Angélique qui punit la vanité de George Dandin, la ruse du renard qui châtie la sottise du corbeau !

DIX-HUITIEME LEÇON

LA FONTAINE PHILOSOPHE

L'AME DES BÊTES

La Fontaine aimait fort les questions philosophiques; et il en est une qu'il a traitée ex professo, parce qu'elle lui appartenait de droit, la question de l'âme ou de la connaissance des bêtes. Descartes prétendait, dit-on, que les bêtes n'étaient que de purs automates. Descartes n'allait peut-être pas si loin que cela; mais ses disciples y allaient, et cette opinion devait surtout déplaire à la Fontaine. Aussi trouvons-nous dans ses fables deux plaidoyers en règle pour défendre la connaissance des bêtes 1. Je veux examiner ces deux plaidoyers en les rapprochant de divers ouvrages qui ont traité la même question au dix-septième siècle, le traité de

1 Fable première du X• livre, fable neuvième du livre XI.

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