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(vos amis et le grand monde que vous voyez à la ville ne le sauront seulement pas) d'avoir été le cavalier d'une petite habitante pendant une quinzaine de jours, et tout sera dit... Tenez, avouez que votre air inquiet et votre peu de gracieuseté chez le père Morelle, venaient justement de cela !... Vous avez changé tout à coup, je le sais bien; j'ai eu le tort de me faire un peu demoiselle pour vous plaire ;... je vous ai même récité mon grand rôle d'Athalie à force d'être tourmentée par mon père et par vous; tout cela a changé vos premières impressions; mais si j'allais redevenir Marichette ?...

Mais, mon Dieu, cela n'est pas possible, dit naïvement le jeune homme d'un air assez alarmé pour faire sourire son interlocutrice... D'abord vous allez laisser ce vilain nom.

-Cela n'est pas certain, monsieur, et puis on ne se débarrasse pas comme on veut bien d'un nom d'amitié que son père vous a donné, le croyant bien beau. A part de cela, comme il y a beaucoup de poésie et de roman dans votre amour, d'après ce que vous me dites, et que ces choses-là s'en retournent comme elles viennent, je cours grand risque de redevenir Marichette, au premier moment, dans votre imagination du moins. Et puis, à vous dire le vrai, j'aurai peut-être bien de la peine à me soutenir ainsi longtemps au-dessus de mes habitudes, pour vous plaire.

-Après tout, qu'est-ce que tout cela doit vous faire, si je veux vous aimer Marie ou Marichette; si je vous jure que je vous trouve encore plus aimable avec votre petit mantelet, votre grande câline et votre jupe de droguet, qu'avec votre belle robe à la mode ?...

-Oui, à la mode il y a deux ans, à la mode du couvent encore, s'il vous plaît !... Quand j'y pense, je dois être un peu moins bien comme cela qu'autrement.

-Laissez-moi donc dire... Si je vous jure que, sous quelque nom que je me rappelle votre souvenir, quelque

chose que je puisse refaire de vous dans ma pensée, j'adorerai toujours ce nom, je chérirai toujours ce

souvenir...

-Eh bien, quand vous aurez juré tout cela?

--Oui, quand j'aurai juré cela...

-Il ne vous restera plus qu'à le tenir. On m'a toujours dit que c'était le plus difficile.

-Vous avez bien mauvaise opinion de moi!

-Non, c'est vous qui avez aujourd'hui une trop haute idée de moi cela s'évanouira à votre retour à Québec.

-Mais vous me faites fâcher. Ne dirait-on pas qu'il y a dans ce pays-ci une si grande différence entre les gens de la ville et ceux de la campagne ? Y a-t-il beaucoup d'élégantes à Québec qui s'expriment aussi bien que vous? Et puis encore, ne dirait-on pas que je me crois un prince ?

-Quant à cela, on a vu des rois épouser des bergères, n'est-ce pas ? C'est qu'il faut être roi pour cela... Et puis vous vous croyez du pays? Vous vous trompez !

-Allons! de quel endroit suis-je à présent ?

-Mon Dieu! vous! vous êtes de Paris plus qu'aucun Parisien; vous ne faites que parler des duchesses et des marquises, et des élégantes dont vous lisez les portraits. dans les romans et les nouvelles; votre cœur et votre imagination ne sont pas avec nous, ils sont là-bas avec vos rêves,... dans des salons qui ne ressemblent guère à cette chambre; à l'opéra, au bal masqué, enfin je ne sais où.

-Comme vous êtes injuste!...Je ne rêve qu'à vous; et, sans flatterie, quand même votre langage élégant me rappellerait les héroïnes des romans que j'ai lus, où serait le mal?

-Le mal serait qu'il n'y aurait pas de bon sens dans un pareil rapprochement.

-Vraiment, à mon tour, je commence à croire que vous vous moquez de moi... Tout hors de moi, je vous dis que

je vous aime, que je vous adore, et vous entreprenez une thèse de philosophie pour me prouver que je me trompe... Si vous m'aimiez, vous n'en parleriez pas si à votre aise.

-C'est que j'y ai pensé avant vous, mon beau monsieur; d'abord j'ai été piquée (et c'était bien naturel) de votre peu de galanterie ; et ensuite à mesure que je m'élevais jusqu'à vous, pour ne pas être méprisée de vous, je me suis aperçue que je réussissais... comment dirai-je bien ?... au delà de mes désirs; et j'ai eu peur de ce que je faisais. J'ai eu peur pour vous et pour moi. Mon bonheur ne m'appartient point. Sans cela, je le risquerais peut-être pour vous. Mon bonheur, c'est le bonheur de mon père, de mon père qui n'a que moi dans le monde. Vous m'avez souvent parlé de votre mère, du chagrin mortel que lui a causé le départ de votre frère... Cependant si votre frère ne revient pas, votre mère vous aura toujours, vous et votre sœur. Pensez-vous que mon père serait moins à plaindre de n'avoir qu'une fille dans le monde, et de la voir malheureuse et triste auprès de lui? Cela serait encore pire que de la savoir morte. Il ne faut donc pas que j'écoute comme cela, bien tranquillement, ce qu'il vous plaît de me dire de votre passion. J'ai assez pleuré depuis une couple de jours pour être calme à présent. Mon père a déjà remarqué que je n'étais pas la même ; il voit un peu tard l'imprudence qu'il a faite de vous amener ici, et il a déjà dit hier qu'il avait un autre voyage à faire prochainement à Québec.... Que dites-vous de cette idée-là ?

-Une infamie! Me chasser, à présent, parce que j'ai le malheur de vous aimer! Vous tenez beaucoup, mademoiselle, à votre bonheur et au bonheur de votre père ;... mon bonheur à moi compte pour peu de chose......

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M

CHRONIQUE DU MOIS

ALGRÉ l'intérêt toujours décroissant de la guerre hispano-américaine, l'événement avait été trop bien" annoncé" par les journaux de toute l'Amérique pour qu'on pût en distraire facilement l'attention générale. Il ne fallait rien moins qu'une catastrophe pour reléguer à l'arrière-plan la victoire de Shafter, la prise de Cerveraet le bombardement de Santiago. Cette catastrophe, hélas! nous l'avons eue, terrible, incroyable. Le paquebot français la Bourgogne, de la Compagnie générale transatlantique, a été coulé à fond, près de l'île au Sable, par le Cromartyshire, et six cents personnes, pas moins, ont péri dans ce désastre. C'est à faire frissonner d'horreur, à la fin de ce dix-neuvième siècle qui s'était fait fort de supprimer le danger tout en effaçant les obstacles... Aussi la presse du monde entier s'est-elle emparée de l'événement, une partie dans le but louable d'aider à faire la lumière sur cet affreux accident, dont l'étude évitera peut-être des catastrophes futures, une autre presque uniquement pour le plaisir d'insulter la France, en rapprochant ce sinistre de la non moins pénible scène du bazar de la Charité, arrivée il y a un an à peine, et qui a jeté dans tant de familles françaises une consternation qui ne s'est pas encore dissipée.

Des enquêtes se font ou se feront un peu partout, pour éclaircir cette ténébreuse affaire et distribuer à qui de droit sa part de responsabilité. D'ici là, il serait à la fois téméraire et lâche de proférer des accusations. Il est bien plus chrétien et bien plus à propos de plaindre les malheureuses victimes, et de sympathiser, bien sincèrement et bien profondément, avec tous ces orphelins que ce naufrage a faits, tous ces parents dont il a dépeuplé les foyers. Il en existe, de ces malheureux ainsi éprouvés, dans pres

que tous les pays du monde, et dans notre ville de Montréal, plus d'un père pleure sa fille, ravie par les flots.

Et comme, la semaine dernière, je rangeais ma bibliothèque, je mis la main sur un volume de vers français signés par un Nicaraguais, Salvador Castrillo. La première page de ce volume portait l'autographe de l'auteur, avec ces mots plus évocateurs encore que le reste de la dédicace: "13 septembre 1896. A bord de la Bourgogne."

Tout cela éveilla chez moi un monde de souvenirs tristes. Je me rappelai plus vivemeut que jamais ce paquebot devenu depuis si tristement célèbre, ses officiers, dont plusieurs, tous ceux qui restaient de l'équipage d'alors,— sont maintenant des cadavres à la merci des flots. Je me rappelai ensuite Castrillo lui-même, Hispano-Américain qui s'était exilé pour aller demander aux pays de langue française le secret de leur poésie. Je me rappelai notre dernière entrevue, notre dernière conversation. Nous étions en wagon, allant du Havre à Paris. Castrillo venait de crayonner un poème dont les premiers vers semblent aujourd'hui cruels quand on songe au milieu dans lequel toutes ces choses se passaient :

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"Océan! tu n'es plus que mon ami fidèle:

J'éprouve, en te quittant, un frisson douloureux"....

Dans un coin de ce même compartiment se trouvait Mgr Fabre, dont la figure triste et pâle sous la lueur vacillante du bec de gaz me donnait pour la première fois des craintes sérieuses.

Tout cela est bien loin aujourd'hui. Mgr Fabre disparu, la Bourgogne engloutie, Castrillo lui-même, rappelé au Nicaragua quelques mois après par une catastrophe où périssaient plusieurs membres de sa famille !

Singulier rapprochement de faits. A son avant-dernière traversée, le malheureux navire la Bourgogne rapatriait en France trois matelots de Saint-Malo, dont la

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